Qu’est-ce que le bonheur ?

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© Andrea Piacquadio – Pexels

Je vous ai parlé de l’essai de John Tierney et Roy F Baumeister, The Power of Bad, un essai consacré au fameux « biais de négativité » et aux meilleurs moyens de le surmonter – et par conséquent d’accéder au bonheur, malgré notre prédisposition naturelle et innée à préférer les mauvaises nouvelles aux bonnes. 

Je découvre, dans un numéro de la revue Sciences humaines, la parution d’un Dictionnaire historique et critique du Bonheur, paru aux Editions du CNRS, sous la direction de Michèle Gally. Je n’ai pas eu l’occasion de lire cet ouvrage, mais de l’article qui lui est consacré dans la revue, il ressort deux oppositions fondamentales. Celle qui distingue notre conception moderne du bonheur de celle qui avait cours dans l’Antiquité, d’une part. Celle des libéraux et celle des socialistes, d’autre part.

Le bonheur des Modernes enclenche une dynamique qu’ignoraient les Anciens

Les Grecs et leurs disciples latins, parce qu’ils croyaient en l’harmonie naturelle du cosmos, voyaient la recette du bonheur dans le fait de « vivre conformément à la nature ». Ce qu’ils identifiaient plus ou moins à la vertu. Pour les épicuriens, le bonheur était affaire de discipline et de raison : il consistait à écarter les troubles qui peuvent déranger notre sérénité. 

Mais lorsque Saint-Just déclare, durant la Révolution, que « le bonheur est une idée neuve en Europe », il a en vue toute autre chose. Sa fameuse proclamation fait écho à la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis qui, en 1776, peu de temps avant notre fameuse Révolution proclamait : « Nous tenons ces vérités pour évidentes que tous les hommes sont créés égaux, qu’ils sont investis par leur Créateur d’un certain nombre de droits inaliénables, et que ces droits sont la Vie, la Liberté, et la poursuite du Bonheur. » 

Le droit au bonheur, ou du moins à sa « poursuite » faisait désormais partie des droits de l’homme. Et il n’avait plus grand-chose à voir avec l’ataraxie des Grecs. C’était devenu un mouvement dynamique, une quête. Non pas une soumission raisonnable à l’ordre des choses.

Le bonheur, pour les libéraux, c’est jouir de sa liberté

Dans la tradition libérale, illustrée par Benjamin Constant – je cite « les hommes n’ont besoin, pour être heureux, que d’être laissés dans une indépendance parfaite sur tout ce qui a rapport à leurs occupations, à leurs entreprises, à leurs sphères d’activité, à leurs fantaisies. » 

Ce que Madame de Staël a résumé d’une phrase « il faut se proposer pour but le bonheur, et pour moyen la liberté. » 

Les critiques du libéralisme ne tardèrent pas à juger cette conception du bonheur individualiste, égoïste, à la limite antisociale… C’est pourquoi John Stuart Mill défend le libéralisme par la gauche, à travers une philosophie qui vise au bonheur général à travers le développement, par chacun des membres de la société, de ses propres capacités en vue de ses propres intérêts. C’est le chemin qui mène aujourd’hui à la philosophie d’Amartya Sen…

Le bonheur et le sens de la vie

Mais il est une autre opposition, que suggère l’auteur de l’article, Thierry Jobard, lorsqu’il souligne le sens étymologique du mot bonheur. Le « bon heur, » c’est, en effet, ce qui provient « par accident », par hasard, une chance qui nous tombe dessus, de manière contingente. Mais le mot s’inscrit aussi, pour les philosophes, dans un horizon moral. Il renvoie alors aux fins de l’existence. Aristote a écrit : « Une hirondelle ne fait pas le printemps. Et ainsi, la félicité et le bonheur ne sont pas l’œuvre d’une seule journée ni d’un bref espace de temps. »

C’est exactement ce qu’avait en vue Roy Baumeister, l’un des deux coauteurs de The Power of Bad, lorsqu’il a organisé une expérience de psychologie sociale dont il rend compte sur le site Aeon. Il s’agit d’une étude menée auprès de 400 personnes, auxquelles son équipe a demandé d’estimer deux choses : estimez-vous que votre vie est heureuse ? Dans quelle mesure estimez-vous qu’elle a un sens ? Ce qui l’a amené à opérer ces distinctions utiles.

La satisfaction des désirs provoque du bien-être et donc une forme de bonheur. Mais cela n’a rien à voir avec le sens. Ce n’est pas « meaningful ». Le « dernier homme » nietzschéen est heureux, du fond de son néant spirituel… La bonne santé contribue au bonheur, mais la vie des gens malades, aveugles ou paralysés n’est certainement pas dépourvue de sens.

Mais c’est surtout l’échelle temporelle qui permet de distinguer les deux catégories. « Le bonheur concerne le présent, ce qui fait sens, ce sont certaines manières de relier le passé au futur. Gustaw Herling-Grudzinski écrit : “Il fallait pourtant qu’il existât au monde un endroit d’où, arrivé au bout du chemin, on pouvait voir sa vie autrement, non comme un tourbillon insensé, mais comme une voie menant quelque part, vers quelque chose !”

Mais c’est dans la vie sociale, écrit Baumeister, que l’écart dans les réponses des participants est le plus évident. Le départ en retraite est souvent source de bonheur, du fait de la cessation d’avoir à travailler pour vivre, mais pour beaucoup, c’est aussi la source d’une perte de sens. Ne plus servir à rien… Et comme l’écrit notre psychologue, “Si le bonheur concerne ce que vous désirez, il apparaît que ce qui donne du sens, c’est ce par quoi vous vous exprimez.

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