Thomas Mann : « Ce qu’il faudrait aujourd’hui, c’est un humanisme militant »

Au moment où Thomas Mann est déchu de la nationalité allemande, André Gide préface la version française de ses derniers écrits, parus en France sous le titre Avertissement à l’Europe, une vision humaniste engagée de portée européenne.

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« Observer la faiblesse du vieux monde cultivé devant le déchaînement de ces Huns, son recul égaré, troublé, est vraiment un spectacle inquiétant. Intimidé, comme frappé de stupeur ne sachant ce qui lui arrive, il abandonne une position après l’autre avec un sourire consterné et semble vouloir avouer qu’ « il ne comprend plus le monde ». Il s’abaisse au niveau spirituel et moral de l’ennemi mortel, adopte ses tournures stupides, s’accommode de ses lamentables catégories de pensée, de l’esprit buté et sournois de ses idiosyncrasies, de ses alternatives dictées par la propagande, sans s’en apercevoir.

Ce monde est peut-être déjà perdu. Il l’est à coup sûr, s’il ne s’arrache pas à cette hypnose, n’arrive pas à reprendre conscience de soi.

Tout humanisme comporte un élément de faiblesse, qui tient à son mépris du fanatisme, à sa tolérance et à son penchant pour le doute, bref, à sa bonté naturelle, et peut, dans certains cas, lui être fatal. Ce qu’il faudrait aujourd’hui, c’est un humanisme militant, un humanisme qui découvrirait sa virilité et se convaincrait que le principe de liberté, de tolérance et de doute ne doit pas se laisser exploiter et renverser par un fanatisme dépourvu de vergogne et de scepticisme.

Si l’humanisme européen n’est plus capable d’un sursaut qui rendrait ses idées combatives, s’il n’est plus capable de prendre conscience de sa propre âme, avec une vigueur, une force vitale fraîche et guerrière, alors il périra, et une Europe subsistera, qui continuera à porter ce nom à titre purement historique, et devant laquelle il vaudrait mieux chercher refuge dans l’indifférence de l’intemporel. »


Thomas Mann, « Avertissement à l’Europe ! » (« Achtung, Europa! »), 1935, Gallimard, 1937, Préface d’André Gide, traduit de l’allemand par Rainer Biemel.

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