La rhétorique du populisme

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Les guerres de propagande commencent par une lutte pour le sens des mots.

« Populisme », c’est le mot d’apparence anodine qui sert désormais à décrire le nationalisme xénophobe qui balaie en ce moment de nombreuses parties du monde. » C’est en partant de cette observation qu’un professeur de philosophie de Yale, Jason Stanley, invite à analyser la rhétorique populiste. Il se place sous l’invocation du grand linguiste allemand Viktor Klemperer. Ce Klemperer-là, cousin du fameux chef d’orchestre Otto Klemperer, a laissé un ouvrage mémorable au titre énigmatique, LTI — pour Lingua Tertii Imperii, — en latin, la langue du Troisième Reich.

Victor Klemperer, comme on peut l’apprend en lisant les deux tomes extraordinaires de ses mémoires, Mes soldats de papier et Je veux témoigner jusqu’au bout, est l’un des très rares universitaires juifs à avoir survécu à la période nazie, en Allemagne même. Chassé de l’université, chassé de sa maison, traqué par la Gestapo, il n’échappa à la mort que grâce à la ténacité de son épouse et au fait que la ville de Dresde, où le couple résidait, fut victime d’un bombardement d’une ampleur extravagante dans la nuit du 13 au février 1945.

Du déminage sémantique

Pendant toutes ces années, Victor Klemperer, qui était un spécialiste de philologie romane et de la littérature française, prenait des notes et les cachait. Lui, l’interdit de bibliothèque, rédigeait, outre ses fameuses mémoires, une étude des perversions que les nazis avaient infligées à la langue allemande. Car il estimait que c’était notamment en truquant le sens des mots que ce régime avait embrigadé le peuple allemand.

Or, les nazis, malgré leur disparition de la scène politique allemande en 1945, avaient laissé subsister dans la langue de véritables pièges, qui continuaient à empêcher les Allemands de penser justement. Il traquait – je cite — « sous le mot isolé, la pensée d’une époque, la pensée générale où se niche celle de l’individu ». Puisqu’on est prisonnier des mots de sa tribu, que ceux-ci conditionnent nos pensées les plus intimes, il fallait se livrer à un travail de déminage sémantique.

Son livre offre deux versants : l’un de déconstruction ironique et vengeresse des topoi de l’idéologie nazie, telle que les révèle son usage très particulier de la langue allemande ; l’autre de déminage de l’allemand, afin que les dangereuses charges idéologiques qu’y avait laissées l’hitlérisme ne provoquent pas de nouvelles explosions. Je cite : « Mais la langue du Troisième Reich semble devoir survivre dans maintes expressions caractéristiques ; elles sont si profondément incrustées qu’elles semblent devenir un acquis permanent de la langue allemande. » Sans doute aussi, ce vieux professeur, juif et patriote, rêvait-il de nettoyer son allemand, de lui rendre sa virginité, de nettoyer sa langue des altérations que le régime honni lui avait infligées.

Les idées de l’extrême droite progressent en infiltrant le discours dans lequel se déroule le débat politique

« Les mouvements illibéraux, écrit-il, parviennent à faire progresser leurs idées, écrit-il, certes à travers des élections, mais aussi en infiltrant le discours dans lequel se déroule le débat politique ». De tout temps, poursuit-il, « les fascistes ont mené en toute conscience la bataille des mots, de manière à l’emporter dans la guerre des idées. »

Certes, Donald Trump est un expert dans cet art de truquer la langue américaine dans ses tweets. Mais Jason Stanley fait remarquer que la victoire de Trump a été précédée par des efforts concertés, menés au sein du parti républicain, par les idéologues du néoconservatisme, pour imposer une certaine rhétorique.

Ainsi, dès 1990, Newt Gingrich, le futur président de la Chambre des représentants, avait écrit un mémo destiné au GOPAC, le centre de formation des futurs candidats républicains aux élections. Il était intitulé « Langage : un mécanisme de contrôle clé ». Il y listait notamment deux séries de mots et de concepts. La première liste était intitulée « mots optimistes impliquant une positivité », la seconde, « mots provoquant le contraste ». D’un côté, on trouvait : « pro-vie, pro-environnement, pro-réforme, force, dur, unique, nous ». De l’autre : « corrompu, délabrement, destructeur, avide, hypocrisie, idéologique, attitude permissive, libéral, malade, etc. »

Désormais, il existe de tels guides destinés à orienter le débat dans les rangs de l’extrême droite européenne. Daniel Friberg, un leader suédois de l’alt-right a publié en 2015 un livre considéré dans son pays comme un manifeste, La Vraie Droite Revient : Un guide pour une véritable opposition qui inclut ainsi des mots recommandés pour provoquer le débat de manière favorable à la droite : mondialisation, étranger, cosmopolite, antiracisme.

Même une certaine gauche s’est mise à parler la langue de l’extrême droite

Les mouvements fascistes ont toujours consacré une extrême attention à la guerre sémantique. Hitler, dans Mein Kampf, professait une admiration hypocrite pour la manière dont les Alliés avaient mené la guerre de propagande contre son pays en 1914-1918. Pas étonnant, que l’alt-right soit en train d’imposer subrepticement ses modes de pensée. Elle a une longueur d’avance en matière de propagande. Certains en Europe, et même à gauche, se sont mis à parler sa langue sans même s’en douter… On appelle ça « populisme ».

Brice Couturier

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