« Les gens ne connaissent pas bien l’économie » (Bernard Arnault)

« Les gens ne connaissent pas bien l’économie ». Bernard Arnault semblait irrité lorsqu’il a lâché cette petite phrase. Il est vrai que la polémique actuelle sur les superprofits et la réussite quasi insolente de son groupe[1] l’ont mis au centre de l’attention. Il a été la cible de nombreuses attaques. Bernard Arnault est incontestablement un homme d’affaires brillant. Son groupe contribue indéniablement, par l’impôt[2] et la création d’emplois[3], à la dynamique économique de notre pays. Nous le félicitons pour sa réussite et le remercions pour son patriotisme. Néanmoins, nous pouvons respectueusement apporter quelques nuances à son opinion sur la manière dont « les gens » appréhendent les questions économiques.

Ce que nous pouvons avancer sans trop contredire les grands principes de l’économie, c’est qu’il n’y a pas de réussite pour une entreprise sans les personnes qui la composent. Quand un entrepreneur recrute, il ne le fait pas par pure philanthropie, mais parce qu’il a besoin de bras ou de cerveaux pour concrétiser son projet, atteindre ses objectifs personnels. C’est ce que Frédéric Lordon, qui lit Marx avec les yeux de Spinoza (ou l’inverse), nomme « l’angle alpha ». L’angle alpha représente l’écart irréductible entre le désir de l’employeur et celui de l’employé. Ce dernier contribue à la réalisation d’un désir qui n’est pas le sien. Et l’employeur a besoin d’enrôler des forces tierces pour assouvir son désir propre. L’économie apparaît alors avant tout comme une affaire de désir. Les désirs des salariés s’alignent tous sur le désir-maître, celui qui se trouve en haut de la hiérarchie. Cela fait écho avec ce que répète André Comte-Sponville dans ses conférences : le dirigeant est d’abord un expert du désir de l’autre.

Pour Lordon, recruter, ce n’est rien d’autre que s’adjoindre des désirs alignables. Manager, ce n’est rien d’autre que s’efforcer continuellement à aligner les désirs des salariés qui composent l’entreprise sur celui de son dirigeant.

Orthodoxie et hétérodoxie

« Les gens ne connaissent pas bien l’économie ». Certes, « les gens » n’ont pas tous un doctorat en économie ni un diplôme d’expertise comptable. Mais cette idée de désir et d’alignement, ils l’ont bien intégrée. C’est la raison pour laquelle certains se sentent « dominés » ou encore « frustrés ». On peut le regretter ou s’en offusquer, mais c’est un fait. Tous les débats actuels sur le sens du travail, le Big Quit, le Quiet quitting, le phénomène de l’accroissement du nombre d’autoentrepreneurs, de slasheurs et autres freelances sont là pour nous le rappeler : le salariat ne fait plus vraiment rêver. Ils sont de plus nombreux « les gens » qui ne s’y retrouvent plus, « les gens » qui cherchent à s’émanciper de la tension employé/employeur. Ou encore « les gens » qui devinent qu’il y a un truc qui cloche dans le système actuel sur le plan social et environnemental, « les gens » qui refusent les règles du jeu. Est-ce à dire qu’ils ne connaissent rien aux choses de la vie et qu’ils se fourvoient ? Avouons que c’est faire preuve d’un tantinet de condescendance que de le penser.

Revenons sur les critiques faites à Bernard Arnault. Un argument souvent utilisé pour légitimer le poids des multinationales et la fortune de leurs propriétaires consiste à brandir le fait que ces multinationales contribueraient à créer des emplois, à nourrir des centaines de milliers de familles. Penchons-nous un instant sur ce raisonnement. Nous disons « Bernard Arnault fait vivre tant d’employés » et non « Tant d’employés font vivre Bernard Arnault »[4]. Et pourtant, quelle assertion est la plus vraie ? Cela se discute, surtout dans une société qui se revendique démocratique. Nous voyons bien ici comment notre langage véhicule certaines représentations que nous pouvons – et même devons – légitimement interroger. Nous voyons bien aussi que d’autres représentations toutes aussi pertinentes peuvent rendre compte de la réalité. Question de point de vue !

L’économie – faut-il le rappeler – est une science humaine, très humaine. En aucun cas elle ne peut prétendre à l’exactitude d’une science dure. Elle est traversée par de nombreuses querelles idéologiques. On parle d’ailleurs d’économistes orthodoxes et hétérodoxes. « Les gens » qui « ne connaissent pas bien l’économie » peuvent tout simplement ne pas adhérer à certains principes qui n’ont rien de naturels, qui ont été construits au cours de l’histoire et au travers de rapports de force, souvent violents. On s’étonnera d’ailleurs au passage d’une bizarrerie : « les gens » qui « ne connaissent pas bien l’économie » se situent généralement dans les classes populaires, alors que ceux qui ont tout compris au sujet – les sachants – figurent généralement parmi les mieux nantis. Troublant, non ?

« Les gens ne connaissent pas bien l’économie »… Ou trop bien.


[1] 79 milliards d’euros de chiffre d’affaires pour 14 milliards de bénéfice net.

[2] Selon Bernard Arnault, LVMH verse 4,5 milliards d’impôts en France, en additionnant l’impôt sur les sociétés, la TVA et les charges sociales (qui ne sont d’ailleurs pas des « charges », mais du salaire différé).

[3] 15 000 en 2022.

[4] Usbek & Rica — « Le mythe de l’entrepreneur s’impose au-delà de ses incarnations passagères » (usbeketrica.com)

Crédit Photo : Can Stock Photo – Viviamo

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