Innovation : « les artistes ont beaucoup de choses à nous dire »

Albéric Tellier est Professeur de management de l’innovation à l’Université Paris-Dauphine, Université PSL. Elvis Presley, Serge Gainsbourg, Led Zeppelin, Kate Bush, Beyoncé, Daft Punk, Kendrick Lamar, Rihanna : dans son dernier ouvrage[1], Albéric Tellier mobilise tous ces artistes qui ont non seulement marqué l’histoire de la musique, mais aussi transformé toute une industrie. Ces grands noms du rock, de la pop, ou du hip-peuvent inspirer tous ceux qui veulent développer des idées nouvelles.

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Capture d’écran du clip de Beyoncé Single Ladies

Qu’est-ce qui amène un professeur en sciences de gestion à s’intéresser à l’univers de la musique ?

Albéric Tellier : Depuis de nombreuses années, je m’intéresse à l’innovation sous un angle managérial. Comment les entreprises arrivent-elles à gérer le processus mystérieux de l’innovation ? Mystérieux, car innover c’est concevoir quelque chose qui n’existe pas encore. Les entreprises ne sont pas toujours à l’aise avec l’innovation, car innover suppose de prendre des risques, de renouveler les compétences, de sortir des habitudes, d’oublier les recettes du succès. Les organisations ne sont pas faites pour innover. J’ai choisi de m’intéresser en particulier aux industries culturelles et créatives (musique, cinéma, jeux vidéo…), car dans ces industries, les acteurs doivent innover fréquemment. Pixar par exemple doit chaque année lancer un film qui devra être un succès mondial pour équilibrer ses comptes. Dans ces industries, je me suis intéressé à la musique, car, au-delà d’une passion personnelle, c’est un secteur qui a fait un grand saut sur le plan technologique avec la numérisation et la dématérialisation. Et puis en tant qu’enseignant, voir l’innovation sous le prisme de l’industrie musicale s’avère particulièrement pédagogique. Les étudiants sont très réceptifs.

Que nous disent les artistes sur la créativité et l’innovation ? Quel parallèle établir avec le monde de l’entreprise ?

Albéric Tellier : Pour innover, il faut passer de l’idée créative à de nouveaux produits et services. On attend de l’artiste qu’il amène des idées neuves, mais il doit en même temps intégrer des exigences économique et organisationnelle qui lui viennent de sa maison de disque, du marché. Comment surmonter les décalages entre les ambitions artistiques initiales et les objectifs des dirigeants de maison de disque ?

J’essaie de voir comment se fait le passage des idées créatives aux réalisations.

Les artistes ont beaucoup de choses à nous dire, mais le contexte dans lequel ils produisent leurs œuvres mérite également d’être observé. On ne peut pas comprendre complètement une œuvre artistique sans analyser les conditions dans lesquelles celle-ci a été produite. J’essaie ainsi d’analyser comment des œuvres ont pu naître, être portées et financées par des acteurs économiques afin d’en tirer des leçons.

Quel est le rôle du fan dans l’entreprise musicale ?

Albéric Tellier : La question du fan intéresse de plus en plus d’entreprises. Apple et Nintendo ont réussi à se constituer une communauté de fans qui s’avère décisive lors du lancement d’un nouveau produit. Le fan est tout de suite convaincu d’acheter ; il joue de surcroît un rôle crucial dans la diffusion d’informations dans des réseaux très variés, notamment les réseaux sociaux.

Comment exploiter une communauté dans une phase de lancement ? C’est ce qu’a réussi Beyoncé. Elle a réussi à se constituer une communauté immense. Elle a innové en lançant des albums par surprise.

Cela ne se faisait pas auparavant. Ainsi, elle bénéficie d’un effet de buzz immédiat, les fans se révélant des relais importants pour l’artiste. De même, plusieurs artistes de hip-hop sont devenus des experts dans l’art de mobiliser des communautés, notamment pour le financement des œuvres.

Mais se focaliser sur les fans a aussi ses inconvénients. Le fan est le gardien du temple, par nature réticent au changement. A trop écouter ses fans, l’artiste perd en créativité et en capacité de proposer des choses nouvelles. Bob Dylan, star de la musique folk, a été considéré comme un traître quand il a électrifié sa musique. Il a rompu avec ce qui a fait son succès pour relancer sa carrière et gagner en reconnaissance en bénéficiant d’une audience encore plus large. Miles Davis a cassé les codes de sa musique cinq ou six fois dans sa carrière ; à chaque fois, il a laissé certains de ses fans sur le côté.

En sciences de gestion, on parle souvent d’effet d’occultation. Le fait d’avoir des clients fidèles, qui aiment ce que l’entreprise produit, empêche de capter les signaux faibles qui pourraient nous inciter à changer.

Les succès dans la durée nécessitent souvent de changer. Or le risque est de ne pas capter ces signaux et de s’enfermer dans la logique de ce qui fait le succès au moment présent. On retrouve cette notion d’occultation avec les start-ups quand on parle de « pivot ». Pour une start-up, pivoter, c’est savoir abandonner la représentation initiale que l’on se faisait du business.

Dans l’industrie musicale, les réussites sont criantes, mais quid des échecs ? Peut-on identifier les raisons des échecs des artistes qui n’ont pas concrétisé les espoirs mis en eux ?

Albéric Tellier : En effet, nous parlons toujours des success-stories, mais plus rarement des échecs. J’aime à dire que la littérature managériale est remplie de success-stories, mais que les armoires des entreprises débordent de projets ayant échoué ! Il est difficile de recueillir de l’information sur ce qui a échoué. On ne sait rien ou pas grand-chose sur ce qui n’a jamais percé. En 1971, Serge Gainsbourg sort Histoire de Melody Nelson. Il est convaincu que cet album constitue son chef-d’œuvre. C’est un flop commercial. Idem pour Françoise Hardy cette même année avec La question, un album inspiré par la musique brésilienne. Françoise Hardy mettra des années à se remettre de cet échec. Deux artistes fiers de leurs réalisations, mais qui se heurtent à des échecs monumentaux. Néanmoins, il y a des phénomènes de reconnaissance tardive. Histoire de Melody est considéré aujourd’hui comme un album important qui a influencé bien des musiciens.

Histoire de Melody Nelson, premier album-concept de Serge Gainsbourg écrit en collaboration avec Jean-Claude Vannier.

Cela illustre parfaitement à quel point innover, c’est vraiment avoir la bonne idée au bon moment. Il faut être en lien, en cohérence avec le contexte. Un innovateur doit sentir son époque. Cela nous permet également d’appréhender des thématiques clés : celles de l’importance de la tolérance à l’échec, du droit à l’erreur, de l’autocritique…Ce sont des choses difficiles à faire reconnaître en entreprise. Seuls ceux qui ne tentent rien ne ratent jamais, dit-on. Ces artistes qui ont connu des échecs ont démontré leur capacité à se remettre en cause et à rebondir.

Quels enseignements un dirigeant d’entreprise peut tirer de l’enseignement de votre livre ?

Albéric Tellier : Mon objectif n’est pas de donner des leçons, mais de bien représenter la nature et les caractéristiques du processus d’innovation. Si un dirigeant l’appréhende correctement, il se met en capacité de le piloter. En la matière, il n’y a pas de recettes miracles, mais seulement des écueils à éviter. Il est en effet possible d’identifier des pièges dans lesquels les entreprises tombent souvent et de réduire ainsi le risque de faire de grosses erreurs. Se focaliser sur ses plus gros clients par exemple est une idée tenace, mais dangereuse.

Il n’y a pas de recette du succès, mais des défis à relever. Le premier défi pour une entreprise est de gérer le processus de l’innovation, de mettre en place des dispositifs qui vont permettre de passer de l’idée à de nouveaux produits ou services.

Pour réussir à mettre en place une organisation favorable à l’innovation, il faut savoir penser à différents niveaux. Premier niveau : celui des acteurs : qu’est-ce qui va permettre à des personnes d’avoir et de remonter des idées, d’être force de proposition, de prendre des risques ? Deuxième niveau : mettre en place des procédures pour sélectionner et financer des projets sur la base de ces idées. Il faut accepter l’idée que dans mon portefeuille de projets, il y en ait un ou deux de très novateurs et donc risqués. Troisième niveau : l’organisation. Où est-ce qu’on va trouver les ressources ? Comment va-t-on faire pour créer des équipes pluridisciplinaires ? Quatrième et dernier niveau : la stratégie. L’innovation conteste souvent la stratégie. Un projet innovant s’oppose souvent aux projets stratégiques, et donc aux discours des dirigeants.

La réussite d’une entreprise dans son processus d’innovation passe par la mise en place d’un dispositif qui est pensé à ces différents niveaux. Un autre facteur de succès réside dans le fait d’être capable de surmonter un certain nombre de questions qui vont se poser tout au long du processus. Comment vais-je réussir à convaincre des clients, ces derniers n’étant pas les mêmes qu’avant ? C’est difficile, car innover, c’est étudier un marché qui n’existe pas. Autre question : comment, à l’heure des réseaux, vais-je réussir à intégrer des communautés ? Mes clients évoluent dans des communautés qui peuvent créer des idées, m’aider, rejeter mes propositions.

Un projet d’innovation se fait en mode interdisciplinaire, avec des équipes qui n’ont pas les mêmes objectifs et priorités : comment puis-je surmonter les conflits tout au long du projet ?

Il importe également de bien connaître ce qui fait les raisons du succès de l’entreprise, mais aussi de bien analyser les échecs. Voilà les défis à surmonter au cours du projet. Pour innover, il faut penser le processus, mettre en place des dispositifs et être en posture d’affronter tout un tas d’obstacles.


[1] Albéric Tellier, Nouvelles vibrations : s’inspirer des stars du rock, de la pop et du hip-hop pour innover, Éditions EMS, 2020.

Crédit Photo : Wendy Wei – Pexels

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