Jordane Saget : « Une PME peut proposer un truc bien plus puissant qu’une grosse boîte »

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Jordane Saget, street artiste parisien

Depuis quelques années, Jordane Saget est devenu un des street artistes les plus en vue. Ses lignes s’emparent de la rue, égayent le métro et transfigurent aussi parfois des produits. Son parcours, sa philosophie et son rapport aux entreprises avec lesquelles il travaille volontiers.

Comment définirais-tu ton travail ?

Je ne veux pas mettre d’étiquette. Le fait de n’avoir jamais signé dans la rue participe d’ailleurs de cette idée. Je pense souvent à celui qui va tomber sur les lignes. S’il n’y a pas de signature le champ des possibles est infini : qu’est-ce que ça fait là ? À quoi ça sert ? S’il y a une signature cela veut dire qu’il y a un auteur et une intention. J’ai l’impression que la définition fige. Elle est l’inverse des lignes.

Il n’y a pas d’intention dans ton travail ?

Il peut y en avoir comme il peut ne pas y en avoir. C’est la situation qui va diriger mon intention. Par exemple, sur le chemin j’ai fait un dessin et c’est la lumière qui m’a appelé. Il y a alors une sorte d’évidence qui vient se positionner.

Quelle est ta formation ?

Je voulais devenir prof de philo. Je n’ai eu mon bac que pour cette raison. Mais arrivé en fac de philo, je n’ai tenu que 3 mois. Je suis ensuite devenu animateur en centre de loisirs puis j’ai bossé dans la restauration, où j’ai tenu un peu tous les postes avant de faire un Burn out.

Je n’ai donc aucune formation académique. J’ai appris sur le tas de la pratique de la ligne. J’ai commencé en 2015 dans la rue, mais les lignes sont nées il y a 10 ans. J’ai débuté à la craie, au sol. Ensuite à la verticale sur les murs. Plus tard il y a eu le blanc de Meudon, sur les vitres notamment. La peinture est arrivée en 2019 avec la série jaune que j’appelle « signalétique ». Il s’agissait de signaler des accidents par ma signature graphique. Les lignes sont en fait ma signature. Il fallait donc que ça tienne, notamment le temps qu’on répare. La peinture s’est donc imposée, la couleur aussi, avec le jaune.

J saget rond point 2

Tu travailles toujours avec trois lignes, y’a-t-il un symbole ou une signification à ces lignes ?

Elles sont nées comme ça. J’ai débuté avec une courbe, mais ça ne fonctionnait pas. J’en ai ajouté une 2e. C’était toujours figé. La 3e ligne à introduit le déséquilibre qui équilibre. Les lignes n’ont pas de significations propres en tant que telles, et c’est là leur force. Elles ont une telle puissance qu’on peut y voir plein de choses, les rattacher à différents domaines où elles vont résonner différemment. Elles ont la force d’être à la fois extrêmement archaïques et très contemporaines. On me parle souvent d’art aborigène à leur sujet, alors que si l’on regarde bien, il n’y a rien de ça.

Est-ce qu’il y a des artistes dont tu te sens proche ou qui t’inspirent ?

J’ai du mal à revendiquer des influences, car souvent je découvre des artistes à partir des lignes. Ce n’est pas que je ne veux pas avoir de référence. J’apprends souvent après coup. Par exemple, lorsque je dessinais dans le métro des gens sont venus me parler de Keith Haring dont je connaissais certains dessins, mais pas le nom. Idem pour Buren. Quand j’ai posé mes lignes à la craie autour de ses colonnes au Palais-Royal, je ne savais pas qui il était. C’est un galeriste qui m’en a parlé ensuite. J’ai une approche très brute et pas du tout culturelle des autres artistes. Mais je revendique cette forme d’inculture même si ma pratique est vraiment pensée.

Est-ce que ton travail participe de ce que le philosophe Artur Danto appelait « la transfiguration du banal » ?

Oui, cela peut. Notamment par exemple sur les petits îlots des passages piétons (photo). Le fait d’avoir travaillé dans la rue, cherché des « spots », m’a amené à regarder la ville différemment. Ça a été le cas sur Les Champs Élysée, lorsque j’ai dessiné sur les deux blocs noirs de guichets d’un cinéma. C’est d’ailleurs resté très longtemps intact, car les gens pensaient que c’était une sculpture. Les lignes transforment à la fois l’espace et le regard. C’est pour ça que je suis exigeant quand je travaille avec les entreprises. Mon travail outdoor m’a donné une certaine expérience de la façon dont les gens vont réagir aux lignes, qui me sert pour mes interventions en intérieur.

Justement, comment ça se passe avec les entreprises ? Comment s’incarne cette exigence ?

Le meilleur exemple, c’est celui de Peugeot. J’ai fait avec eux un film pour le scooter Django dont je suis super fier. A partir des accélérations, des freinages et des virages de la craie, on a réalisé une allégorie sur la trajectoire et la tenue de route. On voit le scooter à la fin, mais tout le film est une performance d’artiste. Il faut que ça raconte une histoire et que ça ait du sens. En fait, avec le temps je suis aussi devenu « le gardien des lignes ». Si je dois avoir une collaboration avec une entreprise, c’est suite à la rencontre avec quelqu’un ou parce qu’un produit m’emballe. Quand un entrepreneur vient me voir, en général je lui pose des milliards de questions sur sa boîte pour pouvoir trouver l’idée qui va à la fois déranger un peu, tout en leur correspondant.

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Par exemple ?

En ce moment je suis très fier d’entamer une collaboration avec Biogroup avec qui on va faire du kombucha. Quand je les ai rencontrés, je me suis aperçu que nous avions beaucoup de valeurs en commun. Le produit, avec ses bactéries, est un produit vivant, comme les lignes. Et les gens sont géniaux. Là tout est au vert et, en plus, en termes de liberté ils sont exceptionnels.

Comment rencontres-tu les entreprises avec lesquelles tu travailles ?

Ce sont souvent des histoires incroyables. En l’occurrence, là, j’avais travaillé pour un muscadet pour lequel nous avions fait des lignes sur une plage. Je poste la photo sur Instagram et quelqu’un vient commenter, me disant que c’est chouette. Je m’aperçois qu’il fait du Kombucha et lui dit que j’adore ça ! Et ça s’arrête là. 6 mois plus tard, la personne vient à Paris et voit les lignes par terre. Elle se rappelle que c’était moi, me recontacte, on discute. Et on s’aperçoit là qu’on a un pote en commun qui fait du pain… c’est donc fait de synchronicité et d’atomes crochus. Je suis très sensible à ça.

Tu n’as pas peur de galvauder ton travail et d’en faire quelque chose d’uniquement décoratif ?

Si ! J’avais très peur de ça, mais je crois que j’ai résolu le problème en ne réalisant que des projets où il y a vraiment une démarche artistique. Et puis la déco, c’est déjà embellir le réel. Je rêverais qu’à Paris on puisse avoir des lignes Jordane Saget en ferronnerie sur les balcons. Je trouve qu’on a beaucoup dénigré l’ornementation, qui a aussi ses lettres de noblesse. Je fais aussi très attention à ce que mes œuvres restent accessibles financièrement. Je préfère travailler avec des entreprises plutôt que de surproduire pour des galeries.

Tu as collaboré également avec l’agence de communication Win Win

Là aussi, c’est une rencontre fortuite avec le patron de l’agence, par l’entremise de son l’architecte d’intérieur. Ça a bien matché. L’idée était de créer de l’espace dans un lieu confiné et sombre, leur studio d’enregistrement. L’enjeu était de ramener de la lumière dans un endroit où tout était noir mat. Et de fil en aiguille, les lignes ont gagné d’autres endroits de l’agence.

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Ces collaborations peuvent aussi prendre la forme de performances éphémères ?

Oui. J’ai fait une intervention éphémère au blanc de Meudon pour une banque qui organisait une soirée après un salon. Là encore, l’histoire est folle ! Le client avait vu mon travail dans la rue 4 ans auparavant ! J’étais en train de dessiner sur une bande de protection d’un chantier. Un type s’est arrêté en voiture pour me dire que c’était super et me demander mon nom. Je lui ai donné une carte que je venais tout juste d’imprimer. Quatre ans plus tard, il reprend contact avec moi et me dit : « Je vous avais dit qu’on ferait peut-être quelque chose ensemble, c’est maintenant si vous voulez ».

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Tu ne travailles qu’avec des grosses boîtes ?

Non, pas du tout ! Une PME peut proposer un truc bien plus puissant qu’une grosse boîte. Et ça ne se mesure pas qu’en budget. C’est aussi un investissement en temps ou en outil de production. Imaginons une PME qui met à disposition ses cartons pour faire une installation… C’est le projet qui compte et que les lignes soient un vecteur de rencontre.

Tu as des projets ? des envies ?

Oui ! J’aimerais beaucoup travailler sur la signalétique d’un lieu.

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