Leçon de crise: le consumérisme s’oppose-t-il à la vie?

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© Can Stock Photo / prometeus

Avec la crise du coronavirus, chacun s’affaire à penser le « monde d’après ». Dans une tribune publiée par le Monde, Juliette Binoche, Robert de Niro et deux cents artistes et scientifiques appellent à refuser un « retour à la normale » après la crise, estimant que « le consumérisme nous a conduits à nier la vie en elle-même : celle des végétaux, celle des animaux et celle d’un grand nombre d’humains ». La tribune est intéressante parce qu’elle oppose consumérisme et vie, alors qu’en général on produit et on consomme pour vivre. Que traduit cette opposition ? En fait elle n’a rien de nouveau et cela fait bien longtemps que les artistes et les intellectuels méprisent ce qu’ils appellent le « consumérisme » (sans le définir) hier au nom de la morale, aujourd’hui au nom de la sauvegarde de la planète. Pour le comprendre, on peut faire un détour par La Bohème, le célèbre opéra de Puccini.

La Bohème est un opéra de Giacomo Puccini joué pour la première fois à Turin en 1896 et ensuite dans le monde entier. L’histoire est celle d’un groupe d’artistes des années 1830 ; elle reprend le mythe bohémien, romantique dans une transposition réaliste. Le mot bohémien dérive du nom donné aux gitans, peuple objet de fantasmes, à la fois craint (ce sont des voleurs !) et admiré (ils sont libres !) encore aujourd’hui comme en témoignent les multiples reportages ambigus sur les chaînes de télévision française, souvent proches de la caricature.

Vivre pauvrement, mais comme un prince

Dès le XIXe siècle, « bohémien » avait acquis son sens moderne de l’artiste rebelle social détaché de l’argent et vivant avec ses propres règles, que l’on retrouvera entre autres avec le mouvement hippie des années 60. L’idéal bohémien, tel que décrit par les librettistes de La Bohème, est de vivre pauvrement, mais comme un prince. C’est un idéal aristocratique d’oisiveté, refusant de produire quelque chose d’utile que quelqu’un serait prêt à payer, vivant de rentes, ou au moins des restes de la table de ceux qui reçoivent des rentes ou qui travaillent pour vivre. Dans cet idéal, ce qui compte n’est pas ce que vous faites pour les autres, mais ce que vous faites pour vous créer vous-même en un artiste ou un duc, mais rien d’aussi vulgaire qu’un bourgeois fabriquant ou vendant des produits ou services ou celui qui les achète pour vivre. Comme le disait Oscar Wilde, « Un individu qui a besoin de faire des choses pour l’usage des autres ne peut mettre dans son travail ce qu’il y a de meilleur en lui. » Cet idéal est très ancien, remontant au moins aux Grecs, qui méprisaient les marchands et les artisans, mais aussi à Jésus qui a expulsé les marchands du temple, et il est resté très vivace depuis la révolution industrielle aussi bien à gauche qu’à droite.

Le plaisir du moment

Il y a dans cette posture une identification de l’idéal romantique avec l’idéal aristocratique de la répugnance pas seulement des choses matérielles, mais de l’idée d’utilité. Poursuivre quelque chose d’utile, ou faire une chose utile à quelqu’un, c’est se dégrader et se limiter. Comme l’écrivait Isaiah Berlin, « Le travail dans le romantisme est sacré en tant que tel, pas en raison de sa fonction sociale. » Seul l’inutile permet une pleine libération de ses talents puisqu’il n’oppose pas de frein. Dans l’opéra, les bohémiens honorent les traditions aristocratiques jusqu’à la caricature (repas grand style, danses élaborées, et même un duel) créant un monde onirique dans lequel un bourgeois ne se reconnaîtrait pas. Un parfum de ridicule émerge qui fait rire les audiences, mais malgré la musique magnifique et les mots d’esprit, après  tout nous avons affaire à des gens intelligents, la vie de bohème présentée semble n’avoir aucune base éthique : rien ne semble compter vraiment que le plaisir du moment ; c’est en fait un monde d’enfants, le monde de Peter Pan transposé chez les adultes, un monde dans lequel même à 35 ans (l’âge des protagonistes) l’idéal est de n’avoir aucune responsabilité, ni familiale ni professionnelle ni sociale, enfin bref de refuser la vie dans ce qu’elle a de concret, de réel. Aucun des bohémiens n’a de travail ni ne travaille d’ailleurs vraiment à son art déclaré, sauf de façon occasionnelle, et la vie d’artiste ainsi idéalisée est évidemment très loin de la réalité de l’art tel qu’il se pratique vraiment (les grands artistes sont en général des bourreaux de travail très impliqués dans les échanges marchands). La vie bohémienne est également asociale : aucun n’a d’engagement solide de quelque nature que ce soit envers quelqu’un d’autre, ni dans le groupe ni en dehors.

Adolfo Hohenstein La Bohème 1895
Affriche de 1895 (source : Wikipédia)

Les deux seules figures bourgeoises dans l’opéra, le propriétaire des lieux et un conseiller municipal, semblent n’exister que pour se faire voler. Les artistes, mendiants assumés, peuvent obtenir un logement et de la nourriture gratuite en escroquant ceux qui travaillent pour vivre, et c’est de cela dont rient les audiences depuis un siècle. Voler de l’argent au bourgeois, pris pour un pigeon, est la grande fierté du bohémien.

Une posture : éviter de prendre des responsabilités

L’opéra prend un tour tragique lorsque Mimi, l’une des protagonistes, tombe malade de la tuberculose, et qu’aucun des joyeux drilles ne sait que faire (ils s’en fichent d’ailleurs). Rodolfo, son amant, l’abandonne en chantant, terrifié et désarçonné par l’irruption soudaine de la réalité dans sa vie fantasmée. Ce qui ne traverse pas un seul instant l’esprit du jeune homme c’est que s’il avait un travail, il pourrait payer un médecin, une pièce au chaud, des vêtements et des médicaments pour sauver Mimi. Mais un travail, faire quelque chose d’utile aux autres en échange d’argent que d’autres ont eux-mêmes gagné en faisant quelque chose d’utile aux autres est précisément ce qu’il a évité toute sa vie. C’est cette utilité même, ce « consumérisme », qui lui répugne. Éviter de prendre des responsabilités est la base de sa posture. Jusqu’à la fin, l’opéra présente Rodolfo comme un être éthiquement vide, simplement attaché au plaisir du moment. Quand la mort surgit, il ne sait comment réagir, il ne veut pas réagir, il veut ne pas réagir, car réagir, prendre des responsabilités serait renoncer à son idéal d’oisiveté aristocratique. Alors qu’elle meurt, la dernière demande de Mimi est d’avoir des moufles pour réchauffer ses mains glacées ; c’est Musetta, seule membre sensée de la bande, et non Rodolfo, qui lui procure après avoir mis ses boucles d’oreilles en gage, autre symbole du « consumérisme » qui fait une apparition furtive.

Supériorité morale

Il est donc possible d’envisager une autre lecture de La Bohème que celle de la célébration d’un idéal artistique poursuivi par une bande de joyeux drilles échappant à la médiocrité de la vie matérielle et du consumérisme : celle de la tragédie d’une bande d’oisifs irresponsables aveuglés par leur sentiment de supériorité morale, profondément hostiles à ceux travaillent pour vivre. C’est une œuvre profondément morale, mais la morale qu’on peut en tirer n’est pas nécessairement celle imaginée par Puccini.

Que cet opéra soit admiré par des générations des bourgeois depuis plus d’un siècle est naturellement un mystère, car pas un seul membre de l’audience ne songerait un seul instant à offrir un emploi à Rodolfo. Peut-être faut-il y voir là un trait persistant de la bourgeoisie qui est la mauvaise conscience ; la tragédie de la bourgeoisie est peut-être en effet qu’elle semble elle aussi souscrire au modèle mental profond de la supériorité de l’idéal aristocratique, selon lequel l’activité bourgeoise « consumériste » – produire, acheter, vendre – est moralement inférieure à la vie de Bohème, et désormais dangereuse pour la planète. Ou peut-être ne prend-elle simplement pas du tout au sérieux les bohémiens et se contente-t-elle de les subventionner, un peu par mauvaise conscience, un peu par égarement, un peu par pitié, comme on est généreux avec une vieille tante infirme, même si celle-ci n’a plus toute sa tête et vous insulte. Et c’est peut-être cela qui insupporte les bohémiens : ils méprisent les bourgeois, mais les bourgeois les ignorent, ou plutôt ils refusent de voir dans l’art autre chose qu’un divertissement inoffensif. Mais refuser de prendre les bohémiens au sérieux n’est-ce pas aussi précisément souscrire à leur vision du monde ? C’est là le paradoxe des bohémiens.

Une affaire de modèle mental

Juliette Binoche et Robert de Niro sont un peu comme Rodolfo : ils affectent de mépriser le monde des marchands, mais ils ne peuvent vivre qu’en soutirant à ces derniers un chèque de temps en temps en posant par exemple pour une publicité, d’une banque pour la première, et d’un fabricant de voitures pour le second. Ils attaquent ce qu’ils appellent « consumérisme », mais qui en fait le monde de la production et de l’échange qui constitue la vie de 99 % des gens normaux et qui est loin d’être dénuée d’esprit, car opposer matériel et spirituel, ou échange et vie, est naturellement un modèle mental, comme s’il fallait choisir l’un ou l’autre. Ce faisant, ils perpétuent la tradition bohémienne d’une élite artistique rentière assumant une supériorité morale autoproclamée. Ils le font aujourd’hui au nom de la sauvegarde de la planète, tandis que Puccini le faisait au nom de l’art, mais la posture est la même ; elle n’a pas changé depuis 150 ans, depuis que le monde intellectuel s’est retourné contre celui de la révolution industrielle qui le finance pourtant.

Il ne s’agit pas ici de mettre en doute la sincérité des signataires, mais simplement de souligner que cet appel traduit la promotion d’un modèle mental sociétal très fort, et que celui-ci n’est pas anecdotique ; le sociologue Barrington Moore écrivait ainsi, dans son étude sur les origines sociales des dictatures et des démocraties : « Dans leur effort pour maintenir une population soumise, les classes supérieures doivent générer une vision du monde qui soit anti-rationaliste, anti-urbaine, anti-matérialiste, et plus généralement, anti-bourgeoise, et qui exclue toute conception du progrès. »

L’enjeu est a minima ne de pas être aveugle à ce qui se joue ici.

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