Les gilets jaunes, ou la souffrance de la perte

zez
Capture d’écran YouTube : Manifestation à Dijon

Toute une population sur les ronds-points, pour bloquer les routes, les accès aux centres commerciaux, qui proteste contre la difficulté de vivre et l’effet ciseau entre l’augmentation du prix de l’énergie et l’augmentation des nécessités de déplacement.

Laissons de côté les excès en marge des manifestations. Le mouvement est soutenu, nous disent les sondages, par près de 75% de la population. On ne peut pas en faire une chose négligeable organisée par des minorités radicales.

Ma représentation est qu’il s’agit d’une protestation de ceux qui sont pris dans les vastes mouvements du monde, comme le serait un homme dans une avalanche, dans un tsunami, dans un tremblement de terre, voyant une faille géante s’ouvrir sous ses pieds. L’injustice est monstrueuse. Certains sont à l’abri, d’autres non. Ça ne suffit pas de dire que cette injustice est de toute éternité ; certains naissent dans des pays en guerre ou en grande difficulté, d’autres non. Certains naissent en pleine santé, d’autres non. Mais l’injustice est maintenant d’avoir échappé à l’injustice et d’y retomber d’une façon qui aurait pu sembler évitable. Évitable par une autre politique, par d’autres choix de société, par d’autres personnes au pouvoir.

J’avais été frappé – je ne saurais trouver la source de cette information – d’apprendre que les condamnés à mort des cours militaires martiales et des cours civiles se comportaient fort différemment. Les premiers hurleraient leur demande de pardon, les seconds se résigneraient. L’auteur avançait l’explication que les premiers se sentaient jugés par des hommes, fussent-ils d’inaccessibles gradés, tandis que les seconds se sentaient jugés par un système : à quoi bon implorer un système ?

La manifestation des gilets jaunes semble signifier que le système ne tient pas ou plus tout à fait ; ou encore que les gens qui sont à sa tête – en premier chef Emmanuel Macron – ne peuvent se réclamer de lui mais que, au contraire, on peut s’adresser directement à lui, pour lui demander de changer d’avis ou de s’en aller.

C’est donc bien d’un délitement que le mouvement des gilets jaunes parle. Délitement d’une confiance dans un système, la démocratie telle qu’elle fonctionne ici ; mais aussi plainte contre un délitement d’une autre nature.

J’apprends aujourd’hui que les revendications formulées sont, entre autres, des baisses de taxes et une augmentation des niveaux de services. Plus de services publics avec moins de moyens en somme. Ce qui ressemble furieusement à une amélioration sensible de l’efficacité des dits services publics, soit sans doute moins de fonctionnaires. Ce qui, j’imagine n’est pas dans le lot des revendications.

Loin de moi l’idée d’ironiser sur ce qui m’apparaît comme une incohérence ; plutôt comme l’expression d’un désespoir. Or la tectonique du monde fait que la mondialisation, le partage toujours croissant des ressources énergétiques de la planète nous contraint désormais à une compétition toujours croissante, qui laissera inéluctablement des gens au bord de la route. Le rêve d’une croissance allant jusqu’au ciel se heurte aux limites de l’approvisionnement énergétique, lequel décroît en Europe depuis plus de 10 ans. Moins d’énergie égale moins de décuplement de l’énergie humaine égale plus d’efforts pour le même confort. Ou moins de confort. Ce moins de confort qui peut signifier pour certains, à la limite, un vrai inconfort.

Alors quoi ? Alors de la solidarité, évidemment. De la solidarité de ceux qui sont nantis vis-à-vis des autres ; mais pas seulement. Trouver des boucs émissaires, c’est à la fois croire en la puissance des impuissants, ces gens que nous avons élus et qui ont des marges de manœuvre ridicules, et à la fois trouver un moyen de ne pas s’engager dans le nécessaire mouvement collectif que réclament les défis auxquels nous devons faire face.

C’est ainsi que ce mouvement est, comme on la dit, protéiforme ; non seulement sur le plan politique mais aussi parce qu’il est à la fois l’expression d’une réalité, une perte inéluctable et douloureuse, mais aussi d’un imaginaire, que nos édiles ont un pouvoir sur les grands mouvements du monde.

Laurent Quivogne – http://www.lqc.fr/

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