Les technologies fragmentent notre Moi

L’ère du numérique, de la robotique, des machines intelligentes a donné naissance à un homme nouveau, augmenté, connecté. Les technologies, estime le psychologue et « robotologue » Frédéric Tordo, modifient en permanence notre être, notre « moi ».

Nous sommes tous des cyborgs, connectés au moins à un smartphone. Comment ces technologies modifient notre Moi ?

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Frédéric Tordo

Frédéric Tordo : Notre Moi est une entité beaucoup plus malléable qu’on aurait pu le penser jusque-là. Avant l’arrivée des technologies, le Moi garantissait à la personne une certaine unité. C’est-à-dire qu’il lui donnait le sentiment d’une forme d’indivisibilité intérieure. Les technologies vont bouleverser ces repères. Elles nous invitent à être dans plusieurs lieux, dans plusieurs espaces en même temps, voire même à fragmenter notre existence en plusieurs îlots : nous sommes à la fois notre avatar dans un jeu vidéo, notre profil sur Facebook, la voiture que nous sommes en train de conduire, etc. Bref, notre Moi est fragmenté parmi tous ces espaces. À l’image du poulpe, cet animal fascinant pour sa capacité à changer de structure de peau, notre Moi se transforme en permanence.

Ces technologies jouent-elles seulement un rôle de prothèses ou enrichissent-elles notre être ?

Frédéric Tordo : Les deux voies sont possibles avec les technologies. Comme pour la prothèse, appareil destiné à remplacer un membre malade, par exemple, nous assistons avec la technologie à l’apparition de prothèses psychiques. Lorsque notre Moi n’est pas (ou plus) capable d’assumer une fonction psychique importante, une technologie peut parfois en prendre le relais. Si par exemple, j’ai le sentiment de ne pas être assez « solide » pour me protéger de mes propres émotions, je peux m’inventer un personnage puissant dans un jeu vidéo susceptible de le faire. Demain je pourrais aussi revêtir un exosquelette comme d’autres revêtiraient une cape de superhéros. Nous attribuons donc aux technologies des fonctions, plus ou moins fantasmées, et nous les chargeons de les remplir pour notre compte. Mais nous pouvons également leur attribuer un autre rôle : parce que nous sommes en permanence reliés à toutes ces machines, nous pouvons également y étayer notre identité. Certains artistes du body-hacking le montrent très bien, en s’implantant des puces, des caméras…

Assiste-t-on à l’apparition d’un homme nouveau ?

Frédéric Tordo : Oui, je le crois, un homme pour qui l’hybridation constitue le centre même de son existence, et donc de son Moi. L’hybridation, concept assez récent, décrit une connexion entre des systèmes biologiques et des systèmes technologiques.

Cette hybridation a certainement pris une nouvelle dimension, dans l’histoire, avec nos voitures. Elles sont devenues non seulement un prolongement de notre corps, mais encore un espace de liberté et d’individuation.

Ce qui s’applique également au cyborg, dont le corps biologique est connecté à une technologie, directement comme avec une neuroprothèse ou plus indirectement comme avec un smartphone. Cette hybridation a certainement pris une nouvelle dimension, dans l’histoire, avec nos voitures. Elles sont devenues non seulement un prolongement de notre corps, mais encore un espace de liberté et d’individuation. C’est pourquoi, également, certaines personnes s’étonnent de leur comportement en voiture. Elles sont plus en contact de leurs émotions, ou bien encore elles sont plus impulsives. Nous devons observer ces comportements comme le produit d’une hybridation de notre Moi avec la machine. C’est comme si l’ensemble de notre univers mental habitait dorénavant la technologie. On observe la même chose avec Internet : nous nous trouvons à dire des choses que jamais nous n’aurions osé dire en face à face avec un interlocuteur en chair et en os. Internet, espace social devient également un espace où notre vie interne peut s’épanouir et se prolonger.


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Frédéric Tordo, Le Moi-Cyborg : Psychanalyse et neurosciences de l’homme connecté, Dunod, 2019.

Crédit Photo : Moose Photos – Pexels

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