Cancel culture : l’idée fausse de la vertu supérieure de l’opprimé

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© Can Stock Photo / focalpoint

Wolfgang Thierse, ancien président du Bundestag et dirigeant du SPD lance un cri d’alarme : l’importation en Allemagne des modes intellectuelles américaines, telles que la culture victimaire et la cancel culture, ébranlent le socle de valeurs sur lequel se sont construites les gauches européennes.

Autrefois, les appartenances communautaires étaient affaire de religion, ou d’idéologie. Aujourd’hui, elles se redistribuent à partir d’une d’identité définie à partir de critères ethniques, de genre et de sexualité. Ces manières de s’identifier et de se regrouper sont utiles : elles permettent l’expression de la conflictualité sociale et elles l’organisent. Mais l’histoire nous apprend que lorsqu’on essentialise, qu’on hystérise les sentiments identitaires, on risque de provoquer le conflit, la guerre, l’épuration ethnique. Et l’on est tenté d’ajouter que les Allemands sont bien placés pour le savoir, eux dont l’histoire culturelle a valorisé le particulier, la communauté, l’histoire par opposition à l’universalisme des Lumières françaises. Avec les conséquences terribles qu’on sait : une guerre mondiale, le génocide des Juifs d’Europe.

Car l’auteur de ces propos est l’un des dirigeants du Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD), Wolfgang Thierse. Thierse a été président du Bundestag, à l’époque du gouvernement Rouge-Vert, de 1998 à 2005. Le texte qu’il a publié dans les pages débat du Frankfurter Allgemeine Zeitung, le 22 février dernier, « Combien d’identités la société peut-elle supporter ? », n’en finit pas de provoquer débats et polémiques en Allemagne. « On me reproche d’avoir un point de vue de vieux mâle blanc hétérosexuel, une orientation hétéronormative. Voilà comment ça se passe. Un point de vue qui ne vous convient pas, on le rejette en fonction de critères identitaires. Mon âge, ma race, mon sexe, mon orientation sexuelle et l’affaire est réglée, commente Thierse dans une interview à la DeutschLandFunk. Ainsi, on n’a pas à se préoccuper de mon point de vue. »

Une mise en garde contre la radicalité des revendications identitaires

Dans l’article de la FAZ, il mettait en garde la gauche allemande contre ce qu’il appelle la « radicalité des exigences identitaires ».

Le pluralisme des visions du monde ethniques, culturelles et religieuses qui progresse en Allemagne comme ailleurs n’est pas une idylle ; au contraire, il est lourd de litiges et de conflits potentiels. Pour qu’il soit vécu de manière pacifique, ce pluralisme se doit d’être davantage que la simple coexistence d’identités et de minorités qui non seulement diffèrent les unes des autres, mais s’opposent les unes aux autres.  

Wolfgang Thierse s’explique : il faut la recherche du Bien commun, des normes culturelles et juridiques partagées. Sinon, l’exacerbation des identitarismes va devenir ingérable. Aussitôt, Thierse a été accusé de « parler comme l’AFD ». Mais on ne saurait soupçonner d’une quelconque dérive xénophobe et populiste un politicien aussi respecté. C’est en outre un fin lettré, formé en RDA, qui sait le poids des mots et ne parle pas au hasard. Aussi prend-il soin de commencer par définir ce qu’il entend par culture. De nos jours, la culture, ce n’est ni le réceptacle d’une identité nationale inaltérable, comme chez Herder, mais pas non plus un « magma culturel McWorld », dit-il. Pour lui, aujourd’hui, « la culture est un ensemble de styles de vie et de pratiques, incluant des héritages et des mémoires, des prédispositions et des convictions, des formes esthétiques et des figures artistiques » qui « façonnent une identité de groupe relativement stable, une société et également une nation. » La diversité culturelle ne peut pas être un objectif en soi, mais c’est l’état de fait de nos sociétés. Aussi convient-il d’en faire un atout, et non pas une occasion de créer des « ghettos d’opinion ». On ne peut maintenir la cohésion sociale dans une « société des singularités ».

Quand la cancel culture s’invite en Allemagne…

C’est pourquoi la politique identitaire, récemment importée des États-Unis en Europe occidentale l’inquiète. Reconnaître la légitimité des revendications culturelles des minorités risque de provoquer une réaction de la majorité qui, elle aussi, a des revendications culturelles qu’on ne saurait écarter en la traitant de conservatrice ou réactionnaire. « Le respect sans réserve de la diversité et de la différence ne peut tenir lieu de doctrine générale. Il devrait bien plutôt être associé avec la reconnaissance de règles et d’obligations et aussi avec l’acceptation des décisions de la majorité, » explique-t-il.

Mais surtout, Wolfgang Thierse s’en prend à la cancel culture. La gauche, héritière des Lumières, a toujours valorisé l’échange d’arguments rationnels. Et cet héritage n’est pas compatible avec l’invalidation des arguments d’autrui sous prétexte d’une généalogie personnelle qui conférerait un « standing social » supérieur. « On doit bien sûr écouter les victimes, mais elles n’ont pas raison pour la seule raison qu’elles se présentent en tant que victimes ». Le philosophe britannique Bertrand Russell avait ramassé cette idée en une formule « The fallacy of the Superior Virtue of the Oppressed. » L’idée fausse de la vertu supérieure de l’opprimé. En Allemagne aussi, on se met à débaptiser des rues et des stations de métro, et à abattre des statues, sous prétexte que ce sont des symboles qui blessent telle ou telle minorité. Attention ! met en garde Thierse, de telles purges symboliques ont été, dans le passé, l’œuvre de régimes autoritaires ou de fanatiques religieux. Hors périodes révolutionnaires, cela ne devrait pas concerner nos démocraties.


Crédit : France Culture

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