Plaidoyer en faveur d’un allongement de la durée de la retraite

Oui, il faut équilibrer notre système de retraite ! Ce n’est pas un scoop puisque cela fait plus de 30 ans au moins qu’on nous rebat les oreilles avec cette injonction. Le sujet revient périodiquement dans l’agenda politique. Nos gouvernants insistent sur cette nécessaire refonte, sans laquelle nous allons « dans le mur ». Et puis en face, toujours cette même hostilité de la part des syndicats. On crie au scandale… Les deux camps martèlent les mêmes éléments de langage, mais y introduisent un sens différent, voire opposé : « justice », « équité », « progrès social »…

Sans choisir de camp, sans dire qui à raison et qui a tort, nous pouvons nous interroger légitimement sur cette réforme, en portant notre regard sur ce qui se passe depuis (au moins) trois ans. On ne peut pas nier que ces trois dernières années ont été un peu particulières et riches d’enseignements.

Lors du premier confinement, nous avons « découverts » que certaines activités et certains travailleurs étaient « essentiels ». Les caissières, manutentionnaires, conducteurs routiers, éboueurs, infirmières restaient sur le front pendant que d’autres s’adonnaient aux inoubliables réunions Zoom et aux inénarrables « apéros Facebook ». Nous avons incidemment « découverts » lors de cet épisode que le mot « pénibilité » renvoyait à une réalité bien palpable et que certaines personnes ne prenaient pas forcément plaisir à se lever pour aller bosser.

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Au sortir de cet épisode, tout allait reprendre comme avant. Mais cette illusion s’estompa rapidement. Les salariés traînent des pieds pour revenir sur leur lieu de travail ; beaucoup veulent rester en télétravail. D’autres réalisent que leur quotidien au travail n’a aucun sens et désertent leurs postes. D’autres encore décident enfin de travailler pour vivre et non vivre pour travailler. Ils ralentissent. Ceux qui occupent des métiers pénibles ou insalubres – souvent ceux qui ont été en première ligne lors de l’épidémie de Covid – décident de se reconvertir. Les patrons du BTP ou de la restauration déplorent « le manque de bras ». On s’étonne du détachement de la jeunesse vis-à-vis du travail.

Bref, les repères ont bougé.

C’est dans ce contexte qu’intervient cette nouvelle réforme des retraites. On demande aux gens de travailler plus longtemps comme avant, alors qu’ils n’aspirent qu’à travailler moins et autrement. On peut bien évidemment les y contraindre, mais cela ne se fera pas sans casse. Il ne faut donc pas s’étonner si le vaisseau France traverse durablement une zone de forte turbulence sociale.

Se mettre en retrait du travail

Changeons de point de vue et prenons le problème par l’autre bout. Au lieu de prôner inlassablement l’allongement de la durée de cotisation, plaidons à l’inverse pour un allongement de la durée de la retraite.

En 1930, Keynes prédisait que le progrès technologique dans des pays comme la Grande-Bretagne ou les États-Unis permettrait l’avènement d’une semaine de travail de quinze heures d’ici la fin du XXe siècle. Cela aurait pu être possible. Et pourtant on nous fait travailler plus, notamment en créant des bullshit jobs, des jobs inutiles. Comme l’écrit l’anthropologue David Graeber, « au lieu d’une réduction massive du nombre d’heures travaillées qui aurait libéré la population mondiale en lui laissant le temps de poursuivre ses propres projets, plaisirs, visions et idées, on a assisté au gonflement non pas du secteur des “services”, mais du secteur administratif. Cela s’est traduit tout autant par l’émergence d’industries totalement nouvelles, comme les services financiers ou le télémarketing, que par le développement sans précédent de domaines tels que le droit des affaires, l’administration des universités et de la santé, les ressources humaines et les relations publiques. »[1]

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Encourager un allongement de la durée de retraite ne signifie pas quitter sa vie professionnelle le plus tôt possible, mais imaginer une société dans laquelle la vie n’est pas régie par l’impératif de perdre sa vie à la gagner. C’est imaginer une société dans laquelle nous pourrions – si nous le désirons – nous mettre « en retrait » du travail, en accordant plus de temps à nos projets personnels, aux autres, à nous cultiver…

Utopique ? Oui, si nous restons bloqués dans le cadre de pensée dans lequel nous avons été formatés. Mais ce cadre se fissure. La semaine de quatre jours constitue déjà un premier pas pour donner aux salariés plus de temps pour eux. Dans une société où les individus – qu’on s’en félicite ou qu’on le déplore – se désengagent du travail, il n’est pas totalement stupide ou naïf de chercher à bâtir d’autres systèmes permettant à la solidarité nationale de s’exercer plus efficacement.

La réforme des retraites qui s’annonce ne prend pas en compte la révolution qui s’est opérée dans les mentalités. Elle est paramétrique et non systémique. Or, c’est bien une refonte totale du système qu’il faut entreprendre, en intégrant ces nouveaux enjeux.


[1] Graeber, David. Bullshit Jobs, Les liens qui libèrent, 2019.

Crédit Photo : EYÜP BELEN – Pexels

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