Quasi-décomposabilité: ce qu’une idée entrepreneuriale peut apporter à la construction européenne

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La quasi-décomposabilité est une propriété des systèmes complexes au nom un peu rébarbatif, mais une propriété tout à fait fondamentale qui explique comment ces systèmes peuvent évoluer de façon robuste tout en gardant leur identité. Dominique Vian et moi avons récemment montré comment elle constituait le cœur de la théorie entrepreneuriale de l’effectuation. Un article récent sur l’Europe écrit par Emmanuel Sales et paru dans l’Opinion permet d’illustrer combien cette notion est universelle et peut s’appliquer à tout système complexe, ici à l’Union Européenne.

Un système est dit quasi-décomposable (QD) lorsqu’il peut être divisé en sous-systèmes qui sont largement, mais pas totalement, indépendants. Le système possède alors des sous-systèmes qui peuvent évoluer de façon largement indépendante, tout en restant relié à l’ensemble, qui possède donc une identité propre, et cette identité évolue elle-même en conséquence des évolutions dans les sous-systèmes. Un système QD s’appose notamment aux systèmes non décomposables (universels) dans lesquels le changement ne peut qu’être global et simultané, et aux systèmes complètement décomposables (fédéraux) où les sous-systèmes sont parfaitement indépendants. Qu’est-ce qui définit un sous-système dans un système quasi-décomposable ? C’est ce qu’on appelle la fréquence d’interaction. Par exemple, le Benelux définit un sous-système dans l’Europe en raison de la proximité culturelle de cette région qui regroupe trois pays. Le protestantisme est un autre exemple de sous-système à très haute fréquence dans l’Europe de la fin du XVIe Siècle, car il regroupe des individus partageant des mêmes croyances malgré un dispersement géographique important.

Quasi-décomposabilité et Europe

Comment la quasi-décomposabilité s’applique-t-elle à l’Europe ? Dans son article, Emmanuel Sales montre que deux conceptions de celle-ci s’affrontent. Pour les Allemands, l’Europe est comme « l’extension d’un État provincial où chaque Länder doit gérer son budget (…) Après les expériences catastrophiques des deux derniers Reichs, ils ont fait leur deuil de toute tentation impériale. » Pour les français au contraire, l’Europe est pensée à partir du contrat social de Rousseau et vise à l’universalisme impérial : « Chacun abandonne sa souveraineté pour recevoir plus qu’il n’a donné, sous la forme d’une volonté générale qui transcende toutes les volontés particulières et accorde à chacun les bénéfices d’un État organisateur. »

Cette opposition entre une Europe impériale et une Europe régionale est très ancienne. La question a émergé lors de la fin de l’Empire Romain et des tentatives répétées de multiples papes, rois et empereurs de recréer un universalisme impérial. Il faudra attendre le traité de Westphalie en 1648 pour que l’Europe reconnaisse, après trente ans de boucherie, qu’elle ne peut pas s’entendre sur les finalités et cet universalisme est une utopie dangereuse. Elle va donc s’entendre sur les moyens, c’est-à-dire sur trois principes de souveraineté :

  • Une souveraineté extérieure : aucune autorité n’est supérieure aux autres et chacun reconnaît l’autre comme souverain sur son territoire.
  • Une souveraineté intérieure : l’autorité est exclusive sur son territoire et aucun état ne peut s’immiscer dans les affaires d’un autre état.
  • Un équilibre des puissances : Les états ont le droit de s’allier pour éviter la montée d’une superpuissance. Aucune puissance n’a le droit de devenir une superpuissance.

Autrement dit, l’Europe fait le choix, sans bien sûr le formuler ainsi, de se voir comme un système quasi-décomposable : uni par une culture et une histoire commune, mais dans une diversité de lois et de pratiques. Lorsqu’est actée l’impossibilité de restaurer l’Empire Romain, chaque prince devient libre d’expérimenter avec son propre système politique, social et philosophique à l’intérieur de ses frontières. Il en résulte que si un potentat local s’énerve et persécute, qui les juifs, qui les marchands, qui les philosophes, ceux-ci peuvent toujours parcourir quelques centaines de kilomètres et aller trouver refuge chez un potentat plus tolérant, ou trop heureux de faire la nique à son rival. Libre d’expérimenter localement, tout en continuant à partager une certaine culture, l’Europe devient capable d’évoluer en bénéficiant de réussites locales. Ainsi, l’incroyable réussite de la toute petite Hollande à partir du XVIIe siècle marquera profondément les Anglais : voilà un pays ridiculement petit qui a là encore brisé les modèles mentaux de l’époque en confiant son gouvernement à des marchands, et non à des aristocrates, et qui est devenu une grande puissance économique, financière et militaire. Sa réussite aura une influence considérable sur la révolution politique et industrielle britannique.

L’Europe redevient Une malgré, ou peut-être grâce à sa diversité assumée.

D’ailleurs, ce principe quasi-décomposable du chacun chez soi et du chacun avec l’autre, malgré ses différences, sans finalité partagée, mais avec une identité commune, sera celui de l’ordre politique qui émergera à peu près à cette époque, c’est-à-dire le libéralisme parlementaire. En substance, celui-ci pose que nous n’avons pas besoin d’être d’accord sur la finalité de nos objectifs, et qu’il suffit d’être d’accord sur les principes d’organisation. L’Europe redevient Une malgré, ou peut-être grâce à sa diversité assumée. C’est un profond changement de modèle mental par rapport à celui qui voulait qu’on ne puisse être uni qu’à condition de partager la même finalité, modèle qui reste d’ailleurs très fort aujourd’hui, notamment en France.

Fragilité du système universel

Un système universel, ou non décomposable, peut être plus puissant à court terme (on pense aux formidables armées napoléoniennes), mais il est intrinsèquement fragile parce qu’il ne possède pas de mécanisme pour résoudre les inévitables contradictions et conflits qui ne manquent pas de naître au sein de tout système complexe. Sans ce mécanisme de résolution, il n’y a pas de régulation interne et externe possible ; seule la force permet de poursuivre le modèle, et l’empire s’épuise peu à peu dans des combats toujours plus coûteux, à l’image de l’Empire Romain d’Occident durant ses deux derniers siècles. L’UE, très inspirée de l’universalisme français, a vécu la même difficulté et l’on a vu les peuples, implicitement d’abord (échec du référendum en France en 2005) puis de plus en plus explicitement (Brexit) rejeter le modèle universel du pot de confiture défini à l’identique de la Finlande à Malte. Le modèle universel ne peut reposer que soit sur la force (fin de l’Empire Romain) soit sur un modèle mental créatif qui attire les peuples soumis (début de l’Empire Romain ou révolution française à ses débuts). Mais comme l’a observé l’historien Arnold Toynbee, cette attraction ne dure qu’un temps et la majorité créatrice finit par se transformer en minorité contrôlante, ouvrant à l’empire universel régnant par la force. L’option du règne par la force n’étant plus disponible à l’heure de la démocratie, l’empire universel européen n’est plus possible.

Depuis la chute de l’Empire Romain, l’Europe a été gérée un objet quasi-décomposable, voire complètement décomposable aux temps anarchiques, et sa nature quasi-décomposable a été entérinée en 1648. Bien sûr, les universalistes n’ont jamais renoncé : Napoléon, puis Hitler n’ont été que de brèves, mais tragiques expériences de tentative de restauration universelle. Comme l’article de l’Opinion l’observe, la naissance de l’UE a été ambivalente, mais sous l’influence française, elle a toujours erré du côté de l’universalisme. Mais une époque d’incertitude et de complexité rend l’universalisme extrêmement fragile : incapable de changer, car le changement doit se faire immédiatement et sur l’ensemble du système, l’empire s’immobilise et périt, miné par les divisions.

Un échec local représente une perte acceptable ne mettant pas en danger l’ensemble qui poursuit sa route, tandis qu’une réussite peut être « remontée » au global contribuant à faire évoluer celui-ci.

Au contraire, en permettant l’expérimentation locale tout en conservant une identité globale elle-même évolutive en retour, la quasi-décomposabilité permet de créer des systèmes sociaux (organisations, sociétés, ensemble de pays) incroyablement robustes. A ce titre les échecs locaux, loin de condamner ce modèle, sont au contraire la preuve qu’il fonctionne et qu’il remplit son rôle de système vivant. Un échec local représente une perte acceptable ne mettant pas en danger l’ensemble qui poursuit sa route, tandis qu’une réussite peut être « remontée » au global contribuant à faire évoluer celui-ci. « Face aux rivalités des grands empires, le monde a besoin de puissances souples et non d’ensembles rigides et technocratiques. » conclut l’article. En bref, dans le contexte actuel, l’Europe a à nouveau besoin d’être gérée de façon quasi-décomposable.

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