Jean-Pierre Luminet : « Les concepts fondamentaux ne doivent jamais cesser d’être interrogés » (2/2)

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Crédits : Can Stock Photo / Rastan

Dans ce second extrait de notre entretien avec l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet, ce dernier nous rappelle qu’un dirigeant, même les pieds solidement ancrés dans la glaise, doit savoir également lever les yeux vers les étoiles…

« La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître », écrivait Antonio Gramsci. Nous vivons aujourd’hui dans cet « entre deux mondes ». Dans votre discipline, assiste-t-on à une semblable crise ?

La physique fondamentale se trouve en effet aujourd’hui dans une sorte d’interrègne. La raison est qu’elle repose sur deux piliers certes solides, mais incompatibles entre eux. Le premier est la relativité générale, qui est une théorie de la gravitation, de l’espace et du temps (elle décrit l’univers à grande échelle, qui est gouverné par les phénomènes de gravité). Le second est la physique quantique, qui décrit plutôt ce qu’il est convenu d’appeler l’infiniment petit (interactions entre particules élémentaires).

Nous sommes bel et bien dans un interrègne.

Ces deux cadres théoriques régissent fort efficacement des domaines de la physique bien distincts, et l’on peut estimer normal qu’il y en ait deux. Autres échelles, autres concepts. Le problème, c’est que l’univers scruté aujourd’hui par nos instruments — tant matériels qu’intellectuels — présente des situations qui ont la sournoiserie de faire appel aux deux théories en même temps. Des cas limites assortis de conditions extrêmes, où à la fois la gravitation et la physique quantique ont voix au chapitre. Deux exemples en sont les trous noirs et le Big Bang. On ne saurait rien imaginer de plus embêtant : il s’agit de marier la grenouille et l’éléphant. Quelques dizaines de théoriciens répartis de par le monde tentent donc de bâtir des théories dites de « gravitation quantique », dont l’achèvement représenterait un nouveau règne pour la physique. Mais la tâche est si ardue que nous sommes encore loin d’en voir le bout – si bout il y a d’ailleurs ! Plusieurs pistes sont explorées : théories des cordes mettant en jeu des dimensions supplémentaires de l’espace et un bien étrange « multivers », gravité à boucles invoquant plutôt une atomisation de l’espace-temps, etc., mais aucune de ces approches n’a abouti vraiment, de sorte que nous sommes bel et bien dans un interrègne, dont il est difficile de prévoir si et quand nous en sortirons.

Votre conseil aux dirigeants d’entreprise ?

Je leur dirai que les concepts fondamentaux ne doivent jamais cesser d’être interrogés. L’accumulation d’observations ou de données trop discordantes finit par remettre en cause les piliers mêmes de la compréhension du monde, et ceci dans les domaines aussi bien scientifiques que politiques, économiques, financiers, managériaux, etc. Il ne faut plus dès lors chercher à faire fonctionner à tout prix une grille de lecture figée avec des données discordantes, mais fabriquer un nouveau modèle.

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