Michel Offerlé : « le CJD est un lieu assez rare où l’on peut apprendre, collectivement et en pratique, un rôle qu’il n’est pas facile de s’approprier » (2/2)

AEZDE

Michel Offerlé est sociologue et a pris depuis de nombreuses années le patronat français pour objet d’études. Dans le second temps de cette interview, il revient notamment sur la place du CJD dans la panorama du patronat français.

Aujourd’hui, à rebours de la représentation du chef d’entreprise cupide et égoïste, de nombreux dirigeants se sentent investis d’une vocation sociale. Quelle est votre analyse de ce phénomène ?

Michel Offerlé : Les représentations sociales (portraits, stéréotypes, images, caricatures) notamment dans les médias, comme le cigare, le tas d’or et le haut de forme), sont assez semblables à celles données du monde politique. L’ensemble des patrons est stylisé par le truchement des grands patrons patrimoniaux du CAC et par la figure du spéculateur des fonds apatrides activistes, comme l’ensemble des hommes politiques est stigmatisé par la référence aux professionnels de la profession qui n’ont jamais exercé (ou presque) d’autres métiers que celui de politicien. La presse quotidienne régionale est de ce point de vue plus équilibrée quand elle relate les activités au quotidien des élus ou lorsqu’elle présente des trajectoires de chef d’entreprise.

Contrairement à certains raccourcis, la possibilité d’être entrepreneur et le moteur de « l’entreprise d’entreprendre » ne reposent pas uniquement sur des capitaux économiques (hérités ou disponibles par des canaux variés).

La réalité est autrement plus complexe, et le travail d’un chef d’entreprise ne saurait se résumer dans la recherche de l’accumulation continue et incontinente d’argent et dans la jouissance du licenciement. Réintroduire les chefs d’entreprise dans leurs sphères différenciées de vie (professionnelle, familiale, amicale, ludique et engagée), permet de comprendre les modalités très diverses d’exercice de ce métier et de souligner qu’ils sont loin de vivre uniquement pour la recherche du gain, qu’ils ont des rapports très différenciés à l’argent (celui de l’entreprise ou celui de la maisonnée et de l’éventuel patrimoine). Nous avons approché les chefs d’entreprise comme nous travaillons sur d’autres acteurs sociaux. Contrairement à certains raccourcis, la possibilité d’être entrepreneur et le moteur de « l’entreprise d’entreprendre » ne reposent pas uniquement sur des capitaux économiques (hérités ou disponibles par des canaux variés). Pour reprendre les classiques de la sociologie, les capitaux culturels (les diplômes, leur valeur, ceux aussi de la famille) et les capitaux sociaux (la maisonnée qui accompagne, les relations mobilisables, les engagements susceptibles de « servir ») sont aussi très importants ici. Le travail de chef d’entreprise est certes une recherche de la réussite par l’économie : être rentable, accéder à l’aisance, voire faire fortune et accéder à des modes de consommation privilégiés. Mais il ne se résume pas à cela.

Quelles sont alors les formes que prend cette recherche de réussite ?

Michel Offerlé
Michel Offerlé

Michel Offerlé : Les patrons interviewés déclinent avec de grandes différences leur goût et plaisir d’entreprendre, de « l’homme-orchestre » qui fait tout et veut rester l’ancien ouvrier qu’il a été, au « chef d’orchestre » qui apprend à déléguer et apprend le plaisir de se débarrasser du « sale boulot » sur ses subordonnés pour se consacrer à la gestion voire plus haut à la « stratégie ». Du sentiment aussi de sa responsabilité sociale : « J’ai une certaine satisfaction, enfin c’est un peu idiot, mais je fais vivre treize personnes ». De la fierté aussi de la mobilité sociale de fils d’ouvriers ou employés devenus patrons — ils sont 40 % — ou d’autodidactes devenus grands patrons.

Et qu’en est-il des femmes cheffes d’entreprise ?

Michel Offerlé : Elles sont encore minoritaires, mais aussi très importantes comme femmes « de » chefs d’entreprise. Elles présentent des profils parfois très proches des « modèles » masculins. Elles sont parfois aussi en rupture : des femmes qui entrent en patronat pour briser le plafond de verre des grandes entreprises, des femmes revendiquant leur spécificité, mais rarement féministes au sens des mouvements féministes, et cherchant parfois, dans les grands groupes à promouvoir l’image de femmes plus performantes que leurs homologues, eu égard à leurs « spécificités de genre ».

Quelles sont les grandes logiques des patrons concernant l’entreprise ?

Michel Offerlé : On ne sera pas étonné, du fait de la diversité des trajectoires et des rôles patronaux, de trouver plusieurs logiques d’entreprise. On peut les styliser en trois grands types. La logique entrepreneuriale d’abord peut être « budgétaire », apporter une contribution suffisante ou marginale au ménage : parfois à la limite de la survie, parfois auto-limitée, par choix (« je veux rester petit ») ou par contrainte de marché. La logique patrimoniale ensuite consiste à réinjecter dans l’entreprise les gains qu’elle rapporte afin de la pérenniser, de la transmettre ou de pouvoir espérer la revendre à bon prix (devenir riche en transformant un capital professionnel en patrimoine privé). La dernière logique, toute financière, est illustrée aussi dans cet ouvrage puisqu’elle s’impose à ces managers salariés plus ou moins stables dans leur poste, l’un expliquant comment il a été licencié par téléphone, l’autre se félicitant (« Moi j’ai fait 7 ans comme PDG et je ne me suis pas encore fait virer »), ou un autre encore, ce patron du CAC 40, expliquant par le menu ses négociations avec ses actionnaires qui exigent de faire monter le cours de l’action, ce qui aboutira à des dizaines de milliers de licenciements et des délocalisations pour pérenniser l’entreprise.

Et leur rapport à l’argent ?

Michel Offerlé : Le rapport à l’argent privé est très étiré eu égard aux ressources monétaires et aux appétences très dissemblables à son égard. Gagner pour vivre, se fixer une échelle de salaires éthique chez ce patron catholique, espérer une belle aisance voire une belle fortune patrimoniale. Est-ce l’effet de l’échantillon ou le biais des entretiens (en entretien, on recueille du déclaratif sur leurs pratiques), toujours est-il que rares sont ceux qui affirment la caricaturale cupidité attachée à la profession. L’aspiration au luxe, la Porsche ou la Ferrari, les belles montres, comme signes de reconnaissance sociale côtoient les voyages, les bons vins, les grands repas, l’achat d’œuvres d’art, des patrimoines immobiliers et mobiliers, voire pour ce grand patron devenu consultant la passion de l’opéra (150 spectacles par an), le sens de la famille (donner) et plus rarement la générosité (“je donne aux pauvres”) dans la déclaration des usages de la réussite monétaire. 

Quelles sont d’après vos observations et analyses les différences entre les patrons français et les patrons étrangers ?

Michel Offerlé : Il y a quelques grandes thématiques d’opposition entre la France et les divers étrangers (les États-Unis ne sont pas l’Allemagne), quant à l’acceptation de l’économie de marché, à l’esprit d’entreprendre, à la facilité de le faire, aux types de créneaux et à la gamme de produits sur lesquels les français se spécialisent, sur les formes du capitalisme familial, sur la peur de grandir, sur le patronat d’État issus des grands corps, sur les modes d’accession aux fonctions de grands managers…. On pourrait multiplier les contrastes et essayer de faire des typologies des capitalismes. Je me garderai de le faire car, comme nous l’avons montré dans cet ouvrage, nous avons été au plus près et au plus fin du terrain pour aborder les métiers de chef d’entreprise par une piste par laquelle ils sont rarement étudiés. Comment on le devient ? Quelles ressources faut-il pour le devenir et le rester ? Que signifie diriger une entreprise ? Quel rapport ont-ils à l’argent ? Et quels sont leurs goûts et opinions ? Il faudrait donc faire un Unternehmer ou Arbeitgeber in Deutschland ou un Businessman ou Bosses in the United Kingdom… si tant est que “patron”, si chargé d’histoire, puisse être ainsi traduisible.

Le CJD a créé il y a presque vingt ans un parcours de professionnalisation au métier de dirigeant-entrepreneur. Pour vous, quels sont les éléments à prendre en compte dans l’apprentissage de ce métier exigeant ?

Michel Offerlé : Comme le montrent les rares travaux portant sur lui, le CJD est un lieu assez rare où l’on peut apprendre, collectivement et en pratique, un rôle qu’il n’est pas facile de s’approprier.

Beaucoup des chefs d’entreprise(s) que nous avons rencontrés ont repris le cliché de “la tête dans le guidon”. Une réflexion collective sur ce qu’est être chef d’entreprise actuellement n’est pas une perte de temps ou un supplément d’âme.

Je ne connais pas avec suffisamment de précision en quoi consistent les formations CJD ; sans nul doute outre un certain nombre de fondamentaux incontournables, dans le domaine de la gestion des choses et dans l’organisation des hommes, il m’apparaît qu’une réflexion/réflexivité sur sa propre place parmi les chefs d’entreprise et sur la place des chefs d’entreprise dans le monde social est aussi un élément indispensable pour endosser l’un des rôles qui correspond à la fonction de chefs d’entreprise. Beaucoup des chefs d’entreprise(s) que nous avons rencontrés ont repris le cliché de “la tête dans le guidon”. Une réflexion collective sur ce qu’est être chef d’entreprise actuellement n’est pas une perte de temps ou un supplément d’âme. D’ailleurs la discussion autour de la modification des termes des articles 1832 et suivants du Code civil devrait l’occasion d’un grand déballage sur ce qu’est une entreprise et donc aussi son “chef” ou son dirigeant. Dire comme Pierre Gattaz qu’“une entreprise n’appartient pas à ses salariés”, mais à celui qui y a “mis de l’argent” et qui a “pris des risques” : “c’est lui qui doit avoir le dernier mot”, ne fait guère avancer la discussion, même si beaucoup d’entrepreneurs patrimoniaux nous ont parlé de leur “bébé” en évoquant leur rapport à leur entreprise. 

Votre conseil à un chef d’entreprise ?

Michel Offerlé : C’est une question très “CJD”. Elle m’avait déjà été posée par des adhérents. J’avais alors répondu “être lucide”. On ne s’engage pas soi-même, on n’engage pas les siens (car être patron est toujours une aventure collective) ou “ses” salariés sans une certaine réflexivité et sans un engagement à la lucidité. Le “goût du risque” parfois érigé en propriété génétique voire en idéologie professionnelle (mais pas par tous) ne doit pas faire oublier que celui qui “risque” entraîne à sa suite nombre de personnes qui, elles aussi, prennent avec lui d’autres types de risques. Le “même pas peur” d’un de nos enquêtés est un bel exemple d’optimisme qui se doit d’être bordé par la responsabilité à l’égard de ceux que l’on entraîne avec soi sans qu’ils soient pourtant parties prenantes actives de l’aventure.

Partager cet article