Repartir de zéro : une nouvelle utopie

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Crédits : Tobias Bjørkli – Pexels

Il y a à peine plus de deux siècles paraissait Frankenstein ou le Prométhée moderne, roman épistolaire publié anonymement par une femme de 21 ans, Mary Shelley. Avec ce livre, Mary Shelley donne naissance à un nouveau genre littéraire, la Science-Fiction.

La valeur de ce genre, souvent considéré comme mineur, tient au fait qu’il nous confronte aux grandes questions qui se posent ou pourraient se poser à l’Humanité sous l’impulsion de la science.« On peut définir la Science-Fiction comme la branche de la littérature qui se soucie des réponses de l’être humain aux progrès de la science et de la technologie », nous dit Isaac Asimov.Frankenstein ou le Prométhée modernese fait ainsi le réceptacle des angoisses de l’époque en dénonçant l’hubris de l’Homme dans un monde confronté à la montée en puissance des sciences et des techniques. Un temps qui rappelle singulièrement le nôtre, ouvert à ce que certains qualifient de « révolution » transhumaniste.

Collapsologie

Dix ans après Frankenstein ou le Prométhée moderne, Mary Shelley fait paraître un autre roman, Le dernier homme. « An 2100, dernière année du monde », voilà la funeste prédiction que Lionel Verney, le dernier homme encore vivant sur une planète ravagée par la peste, grave sur la basilique Saint-Pierre de Rome. Faut-il y voir une prophétie ?

Notre époque a tout d’un cul-de-sac civilisationnel ; l’effondrement systémique devient un scénario possible et même crédible. Mais incertain…

Holocauste nucléaire, soumission de l’espèce humaine à l’intelligence artificielle et/ou aux robots, effondrement systémique, totalitarisme numérique, modification du vivant…, autant de menaces, réelles ou fantasmées, qui stimulent notre imaginaire contemporain. Notre époque se dirige-t-elle inéluctablement vers l’extinction de l’espèce humaine, comme Le dernier homme semblait le présager ? Ou bien « seulement » vers la fin de notre civilisation industrielle ? Une nouvelle peur millénariste, la collapsologie[1], est en vogue ; elle interprète les calamités qui s’abattent sur notre monde comme autant de signes annonçant sa mort prochaine. Un peu à l’image de Saint-Jean annonçant l’apocalypse à la fin des temps et le règne de l’Antéchrist sur une terre dévastée avant le retour d’un Christ qui chassera la Bête et instaurera un millenium de bonheur pour tous les Justes, les collapsologues se consacrent à l’étude de l’effondrement de notre civilisation moderne et à la recherche des capacités de résilience dont nous disposons. Notre époque a tout d’un cul-de-sac civilisationnel ; l’effondrement systémique devient un scénario possible et même crédible. Mais incertain…

Rendre le futur co-présent

La Science-Fiction a depuis longtemps élaboré des représentations de mondes post-apocalyptiques.Ces représentations« dystopiques » sont inquiétantes et sombres. Y règne l’anarchie la plus totale ou son strict opposé, l’ordre absolu, le totalitarisme. Ces récits, comme les utopies de More ou Campanella à la Renaissance, traduisent des ambiances, impressions, mentalités, manières de pensée, qui n’ont pas encore d’expression palpable à notre époque.« L’imagination dans ses vives actions nous détache à la fois du passé et de la réalité. Elle ouvre sur l’avenir»[2], nous rappelle Bachelard. L’avenirétant par essence insaisissable, l’imagination seule permet de le caresser un tant soit peu. Toujours imparfaitement, car la Science-Fiction n’est pas une prospective ni un exercice de divination, mais une extrapolation, une « hyper-intensification du présent » selon la formule d’Alain Damasio, c’est-à-dire une lecture de certains aspects du présent au regard des potentialités technologiques qui le travaillent. La Science-Fiction met la focale sur les signaux faibles du présent en les distordant et amplifiant. Le miracle de la Science-Fiction, c’est de rendre le futur co-présent, d’ouvrir une brèche permettant de faire coexister présent et futur.

La société de demain risque d’emprunter sa forme à des moules dont nous ne savons pas si l’empreinte sera aussi harmonieuse que la coquille.

Ce futur que la Science-Fiction nous « présente » reste prisonnier des dystopies. L’auteur Alain Damasio regrette la difficulté, voire l’impuissance de la Science-Fiction contemporaine à imaginer un monde désirable, à dessiner un carré de ciel bleu. Pourtant, il y a urgence. Car élaborer un futur désirable nécessite de l’écrire dès aujourd’hui. La littérature d’anticipation échoue à esquisser ne serait-ce que les contours d’un modèle alternatif au nôtre. Une exception notable : trente ans après Le Meilleur des Mondes, Aldous Huxley jette les fondations d’une société idéale[3]Pala, une île sur laquelle l’éducation a une place centrale et où le système économique « n’autorise personne à devenir plus de quatre à cinq fois plus riche que la moyenne ». Île d’Aldous Huxley reste une expérience littéraire unique. Car les temps ne sont plus aux utopies ; celles-ci se heurtent à la réalité du pouvoir. Sous des atours séduisants, les utopies se révèlent terrifiantes. L’ethnologue et historien Jean Servier a cette belle formule qui sonne comme un avertissement vis-à-vis des projets utopiques à venir. « […] la société de demain risque d’emprunter sa forme à des moules dont nous ne savons pas si l’empreinte sera aussi harmonieuse que la coquille »[4].

Présent perpétuel

Comment renouer pourtant avec le désir d’un mieux ? L’auteur américaine Jean Hegland, raconte dans son roman Dans la forêt[5] comment l’effondrement de notre civilisation oblige deux sœurs à faire le deuil à la fois pénible et libérateur du confort matériel. « Quand je pense à la façon dont nous vivions, à la désinvolture avec laquelle nous usions les choses, je suis à la fois atterrée et pleine de nostalgie ». La narratrice jette un regard neuf sur cette forêt qui l’entoure et dans laquelle elle a toujours vécu. « Petit à petit, la forêt que je parcours devient mienne, non parce que je la possède, mais parce que je finis par la connaître. Je la vois différemment maintenant. Je commence à saisir sa diversité – dans la forme des feuilles, l’organisation des pétales, le million de nuances de vert. Je commence à comprendre sa logique et à percevoir son mystère ».Deux romans français parus à cette rentrée littéraire sont de la même veine : Trois Fois la fin du monde[6] de Sophie Divry et Moi, Marthe et les autres[7] d’Antoine Wauters.

Ces dystopies se transforment au fil des pages en nouvelles utopies, tournant le dos à notre modernité, prônant le retour à la nature, la simplicité, la frugalité, la débrouille, l’entraide. Un monde d’après proche de celui que les collapsologues imaginent. D’inspiration écologique, ces nouvelles utopies aux allures de robinsonnades peuvent décevoir par l’absence de projet politique d’envergure, loin des utopies traditionnelles. Pas de Cité idéale où la violence a été éradiquée et le bonheur généralisé, pas d’Humanité régénérée par la science, pas de nature domptée par le génie humain… et donc pas d’illusions tragiques dont il faudra douloureusement se défaire. Le présent n’apparaît plus comme futurocentré, tiré par la locomotive du progrès et la foi en un avenir nécessairement meilleur. Il ressemble à un présent perpétuel qui recèle en lui un espoir : celui de repartir de zéro.


[1] « Exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de la civilisation industrielle et de ce qui pourrait lui succéder, en s’appuyant sur la raison, l’intuition et des travaux scientifiques reconnus » selon Pablo Sévigné et Raphaël Stevens

[2] G. Bachelard, La poétique de l’espace, PUF, 1989.

[3] A. Huxley, Ile, Editions Plon, 1963.

[4] J. Servier, Histoire de l’Utopie, Gallimard, 1967.

[5] J. Hegland, Dans la forêt, Editions Gallmeister, 2017.

[6] S. Divry,Trois Fois la fin du monde,Notabilia, 2018.

[7] A. Wauters,Moi, Marthe et les autres, Editions Verdier, 2018.

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