Séniors : et si on parlait de discrimination?

L’allongement de la durée de la vie active prévue dans la réforme des retraites suppose l’idée d’une entreprise multigénérationnelle. Pourtant, en matière de recrutement comme de management, nous sommes bien loin du compte. Aborder les relations entre jeunes professionnels et collaborateurs « seniors » sous l’angle de la discrimination peut-il faire avancer les choses dans le bon sens ?

Il n’est pas rare aujourd’hui qu’une entreprise compte dans ses effectifs quatre classes d’âge dont le rapport à l’espace de travail, à la hiérarchie, au temps, et le besoin de reconnaissance sont différents. Désormais, nouvelles technologies et nouvelles compétences aidant, une jeune recrue peut être amenée à diriger une équipe dont les membres les plus âgés ressemblent… aux collègues de ses parents. De même, un professionnel aux vingt ans de carrière doit parfois fonder des décisions stratégiques sur les avis et recommandations d’un bien plus jeune. De quoi bousculer les réflexes et repères communément admis. La manière dont ce petit monde communique et fonctionne au quotidien est cependant cruciale pour l’avenir des organisations (et plus largement pour l’ensemble de la société).

Dans ce contexte, les experts du recrutement sont aux premières loges pour observer l’état actuel des relations jeunes-seniors en milieu professionnel. Et leur constat est sans appel : les stéréotypes associés à l’âge sont parmi les plus persistants, et ce, même au plus fort de la tension sur le marché des talents. Pire encore : ils sont passés sous silence. Les entreprises peinent toujours à recruter, mais éliminent systématiquement (ou presque) les plus âgés des candidats en réclamant toujours les mêmes profils. Heureusement, un début de prise de conscience (timide) est en cours.

Une perception négative du vieillissement qui l’emporte

Notre perception du vieillissement a toujours été ambivalente ; d’un côté : expérience, sagesse, transmission ; et de l’autre, une vision négative : manque d’adaptabilité, moindre capacité d’apprentissage, énergie en baisse, etc. Cette dernière tarde à évoluer dans l’entreprise, et peut-être plus que dans le champ social (où de réelles avancées ont eu lieu). Dans les faits, les managers qui recrutent évitent souvent des profils (à peine) plus âgés qu’eux : « que va-t-il penser de ma légitimité ? Est-ce qu’il va faire ce que je lui demande ? Je ne me vois pas demander des comptes à quelqu’un de nettement plus âgé que moi. » Etc. Il n’est pas rare d’entendre dire : « vous me proposez quelqu’un de plus de cinquante ans avec, certes, les compétences dont j’ai besoin, voire plus, mais comment votre candidat va se sentir et s’intégrer dans une équipe où tout le monde a, au minimum, quinze ans de moins ? » Ou bien encore : « quelle image pour notre jeune société si c’est une commerciale de 55 ans qui nous représente ? Dans l’équipe, ça coince avec cette idée ! ».

Les interdits et le déni empêchent l’inclusion

L’âgisme est, dans  le recrutement, plus flagrant encore que le jeunisme. Or tous deux vont poser des problèmes aux organisations si elles continuent à sous-estimer leur coût caché et à glisser sous le tapis la question plus vaste du vieillissement que ces deux phénomènes recouvrent. « Il (ou elle) a 55 ans, qu’est-ce que cela me dit ? Que faire de cette information ? » Voilà la vraie question que personne ne pose ou n’ose poser en s’abritant derrière la loi (laquelle interdit d’aborder frontalement le sujet). Nous avons d’un côté une société qui a enregistré l’existence de nouvelles façons de vieillir qui démentent les anciennes représentations, et de l’autre un monde du travail qui continue à stigmatiser la « vieillesse » professionnelle (pudiquement qualifiée de « séniorité ») dès 45 ans.

Ce déni de réalité agit comme un interdit fait aux « seniors » d’évoquer leurs ambitions, leur énergie, leur envie, leur capacité à relever des défis ! À aucun moment il ne leur est possible de lutter contre les stéréotypes, car jamais on ne leur posera certaines questions (concernant leur motivation, leur capacité à travailler avec une équipe plus jeune, comment et jusqu’où ils envisagent de s’intégrer, quelles difficultés pensent-ils rencontrer, etc.) On ne leur demandera pas non plus s’ils ont des besoins particuliers, si quelque chose peut les gêner. Concrètement, le recruteur ne verbalisera pas ses craintes et ne donnera pas l’opportunité au candidat plus âgé de rassurer (notamment sur sa pleine disponibilité).

Parler de discrimination pour avancer plus vite ?

Il y a 25 ans, les réserves sur le travail des femmes s’exprimaient sans aucune retenue : elles ne chercheraient qu’à faire des enfants et n’auraient ensuite plus qu’eux en tête, au détriment de leur activité professionnelle ! Deux décennies de sensibilisation intensive au ridicule de ces stéréotypes ont fini par tout changer. On l’observe aujourd’hui, certaines entreprises clientes préfèrent qu’on leur propose en priorité des candidatures féminines. Si tout n’est pas encore idéal, c’en est fini du « projet de maternité » évoqué sans complexes.Alors devra-t-on considérer les « seniors », hommes et femmes comme une population victime de discrimination en vue de pouvoir faire le même travail de sensibilisation déjà fait pour d’autres populations ? Pourquoi pas ? Rappelons-le, la France est mauvaise élève en termes d’emploi des 55-64 ans (et très en dessous de la moyenne européenne [1]). Pourtant, en 2040, qu’on le veuille ou non, un Français sur quatre aura plus de 65 ans !

Nous travaillons depuis longtemps à éduquer pour faire disparaître les préjugés envers les femmes, envers les minorités et pour des relations facilitées entre tous. Un énorme effort de sensibilisation est encore aujourd’hui en œuvre dans le monde du travail (prise en compte des questions de genre, d’ethnie, de culture, de religion, de handicap, d’orientation sexuelle, etc.) ; pourquoi la discrimination aujourd’hui la plus flagrante et partagée, celle qui se manifeste envers une catégorie d’âge autre que la sienne, devrait être tue ? Alors, hier les femmes, demain les seniors ? Rien ne nous empêche de faire en sorte que l’histoire aille dans le sens d’un plus grand respect des différences.


Emmanuel Stanislas, fondateur de Clémentine

Crédit Photo : Can Stock Photo – yacobchuk

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