Comment inventer notre Renaissance ?

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Crédits : Jacob Morch – Pexels

Pour parler du présent et de l’avenir en France, portons notre regard vers le passé (la Renaissance) et ailleurs (la République de Venise). « Si on manipulait plus de livres que d’armes, on verrait moins de désastres et de méfaits, d’horreurs, de médiocres débauches » : cette conviction a conduit un entrepreneur à « dédier sa vie au bien de l’humanité ». Portrait d’Aldo Manuzio, un exemple pour nous qui devons aujourd’hui inventer notre Renaissance.

Manuzio (1449 – 1515) voulait libérer la pensée européenne du dogmatisme qui la réprimait. Ce dogmatisme médiéval, héritier du Platon revu par Saint-Augustin, retirait à chacun son libre arbitre. En résumé, nos sens nous trompent, ce que nous voyons n’est qu’illusion : soumettons-nous donc avec discipline aux vérités dictées par ceux qui sont plus près que nous du Ciel, investis par lui du Pouvoir : l’Eglise et les Princes à qui nous devons fidélité.

La révolution d’avant Internet

Cette vision du monde persiste dans le modèle bureaucratique d’application aveugle des règlements même absurdes et nos organisations hyper-hiérarchiques. Si elle était restée dominante, elle aurait rendu impossible la révolution scientifique et technique, basée sur la confrontation, préconisée par l’autre grand penseur grec, Aristote, entre hypothèses librement élaborées et observations expérimentales.

Aldo Manuzio était persuadé que la diffusion de la pensée d’Aristote et d’autres penseurs antiques pouvait consolider le début de révolution culturelle appelée par nous Renaissance. L’histoire lui a donné raison. Il avait eu l’intuition de la puissance de l’imprimerie, qui a eu un rôle au moins aussi révolutionnaire que le numérique. Ces convictions ont poussé Manuzio à se transformer en entrepreneur et éditeur.

Un Etat créatif car accueillant

Né près de Rome, il a choisi de s’installer à Venise. Pourquoi ? Parce que la République de Venise avait bien des vertus. République certes aristocratique, mais réprimant la corruption et imposant à ses notables de se dévouer au Bien commun, Venise était une terre de tolérance, accueillant toutes les nationalités et les religions. Elle attirait les talents étrangers, notamment les techniciens de l’imprimerie, depuis l’impression en Allemagne par Gutenberg de la Bible, en 1452.

Il applique les trois principes qui font, qu’aujourd’hui encore, des entreprises souvent familiales, restent compétitives sur des décennies  malgré les crises successives : une vision et une ambition de long terme, le respect des autres, un esprit collectif.

Quarante ans plus tard, Aldo Manuzio arrive à Venise. Il y trouve une masse critique d’érudits, notamment les réfugiés de Constantinople, précieux pour éditer des ouvrages antiques. Et aussi une classe dirigeante cultivée, respectueuse des créatifs, formée à réfléchir librement dans deux écoles récemment fondées autour de la pensée d’Aristote. Il est aussi séduit par cette plateforme du commerce mondial, comprenant que le livre n’a de sens que s’il diffuse et est lu. Aldo devient imprimeur et surtout éditeur. Il applique les trois principes qui font, qu’aujourd’hui encore, des entreprises souvent familiales, restent compétitives sur des décennies  malgré les crises successives : une vision et une ambition de long terme, le respect des autres, un esprit collectif.

Empathie pour le client

Aldo Manuzio a de l’empathie et devient grâce à cela le plus important éditeur de l’Histoire : cette Histoire, il la construit, pas à pas, en inventant le livre centré sur le client, pensé pour être lu commodément et avec plaisir, précurseur en cela de la démarche de Steeve Jobs.

De son entreprise sort tout ce qui facilite la lecture, du papier aux tablettes. Il soigne la mise en page, quitte à consommer plus de ce coûteux papier constituant la moitié du prix de revient. Il introduit la numérotation des pages, les paragraphes. Et tant pis si aller à la ligne coûte du papier ! Il réduit ses prix pour élargir la clientèle, organise la ponctuation, invente le point-virgule, le caractère italique. Ses clients voyagent beaucoup. Il édite pour eux les premiers livres de poche. A un condottiere partant à la guerre, il recommande d’emporter ses livres de chevet !

L’entrepreneur a le sens de la communication, du marketing. Dans ses livres, il consacre des pages de préface à expliquer son projet éditorial, à annoncer ses prochaines éditions. Le premier, il édite des catalogues et met, dans ses livres, son logo – une ancre et un dauphin — pour les distinguer des imitations. Car il est copié et doit se battre à coups de procès pour défendre, difficilement, sa propriété intellectuelle.

Retrouver nos valeurs

Car sa vie n’a pas été facile, avec des péripéties dramatiques dans une Italie bouleversée par les guerres. Mais à sa mort, le 6 février 1515, à 66 ans, ayant préparé la transmission de son entreprise, il était fier d’avoir diffusé quelque 130 livres en grec, latin, italien, certains à 3000 exemplaires, suscitant nombre de contrefaçons.

Il reste l’un des artisans majeurs du mouvement humaniste qui a construit la Renaissance, permis les Révolutions de l’industrie et des Droits de l’Homme. Avec les Vénitiens de son temps, défendant leur liberté contre les plus puissantes coalitions, il nous dit comment sortir des crises et bâtir notre Renaissance à nous : en retrouvant nos valeurs.

Arlette et André-Yves Portnoff

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