Comment la solidarité se réinvente en temps de crise

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Photo de RODNAE Productions provenant de Pexels

Le champ de la solidarité, qui regroupe des acteurs interagissant fréquemment sur les domaines humanitaire et social et prônant des dimensions d’altruisme, d’assistance mutuelle et de sympathie, peut être considéré comme un champ mature.

Selon l’ancrage néo-institutionnaliste, un champ mature dispose d’un cadre stable, où des acteurs dits centraux, reconnus et jugés légitimes, déterminent des normes, valeurs et pratiques propres au champ. À la périphérie se trouvent des acteurs interagissant de manière plus sporadique dans le champ. Les relations de domination, subordination et coopération entre ces acteurs sont denses, coordonnées, et difficiles à modifier.

Des acteurs centraux bien identifiés

Parmi les instances centrales et établies dans le champ de la solidarité, on retrouve notamment, en France, les ONG et associations (Action contre la Faim ou Médecins du Monde, par exemple), les acteurs territoriaux (communes, régions), les fondations (comme la Fondation de France) et les organisations internationales (Organisation Mondiale de la Santé). Ensemble, ils participent au respect et à la diffusion des valeurs importantes de ce champ (telles que le partage, la non-discrimination ou la bienveillance), de ses normes et des règles (comme le respect d’un code de conduite, la sensibilisation au travail avec des publics précaires ou vulnérables, le respect des lois qui régissent l’aide à la personne) et de ses pratiques déjà bien ancrées (levées de fonds et distribution de denrées sur sites, parmi tant d’autres).

La maturité d’un champ implique l’existence d’une certaine inertie des pratiques, mais aussi de la composition de ces acteurs. Les barrières à l’entrée y sont ainsi élevées et l’introduction de nouveaux acteurs, complexe, d’autant plus en période de crise.

Mais l’approche institutionnaliste nous indique également que les crises peuvent affaiblir les acteurs centraux du champ, qui ne sont plus en mesure d’offrir des solutions suffisantes, et que cela laisse de la place aux acteurs périphériques, voire externes, pour participer aux décisions et pratiques centrales. En effet, l’exemple de la crise liée à la Covid-19 montre que si les associations ressortent déjà fragilisées de cette crise, les dégâts économiques et sociaux qui en découlent participent à l’aggravation de la pauvreté en France et contraint l’aide sociale à accueillir de nouveaux démunis.

À cette situation exceptionnelle s’ajoute la réalité d’un système institutionnel français sujet à de nombreux dysfonctionnements. Ainsi, la convergence de ces difficultés questionne la capacité des acteurs centraux très déjà mobilisés à faire face seuls à une, voire des crise(s) sociale(s) d’envergure majeure. Et questionne ainsi l’inertie des pratiques et de la composition du champ concerné.

De nouveaux acteurs en temps de crise

L’exemple de la crise liée à la pandémie de Covid-19 incite à penser que l’introduction de nouveaux acteurs conforte et élargit le spectre des pratiques du champ de la solidarité. Tout d’abord, les associations connaissent une bifurcation du profil type des bénévoles. Les bénévoles retraités, désormais personnes à risques, sont remplacés par des individus plus jeunes, rendus disponibles par la fermeture des universités, le télétravail et la mise en arrêt de certaines activités comme le sport, la culture ou les lieux de sociabilité (restaurants, bars, discothèques). Le rajeunissement de la population bénévole, en parallèle de l’injonction au respect de la distanciation physique, a ainsi accéléré la digitalisation des associations et le recours au télébénévolat, élargissant ainsi le spectre des possibles de leurs actions et de leurs campagnes de communication.

De plus, des chefs d’entreprise réorientent leur outil de production. C’est le cas de chefs étoilés, qui utilisent leurs cuisines pour apporter, en complément des aliments bruts fournis par les associations, des plats préparés et des menus nourrissants pour les plus démunis : à Marseille, le chef Michel Portos et ses Casseroles Solidaires viennent en aide aux personnes fragilisées ; Florent Ladeyn cuisine pour les réfugiés ; et la brasserie des Haras à Strasbourg cuisine près de 21 000 repas pour les sans-abris.

À une plus échelle internationale, des célébrités du monde du divertissement, comme Ellen DeGeneres ou Reese Witherspoon, font des dons d’une grande ampleur pour lutter contre l’épidémie ; Matt Damon et Ben Affleck organisent des tournois de poker pour récolter des fonds destinés aux associations alimentaires américaines.

Ces exemples invitent à réfléchir sur le rôle que ces acteurs externes au champ, ou situés à sa périphérie avant une crise, peuvent avoir sur les pratiques d’un champ mature.

Une solidarité réinventée

L’introduction de nouveaux acteurs ne remet pas en question le champ très structuré et essentiel de la solidarité ni le travail nécessaire qui est assuré par ces acteurs centraux tout au long de l’année.

Toutefois, le soutien apporté par de nouveaux individus permet de réfléchir à d’autres moyens de faire solidarité. Ainsi, si les valeurs et les règles du champ restent les mêmes, les nouveaux acteurs permettent d’envisager une évolution inédite et/ou accélérée des pratiques en vigueur dans le champ. En effet, au-delà de l’apport de ressources, ils insufflent tout d’abord de nouvelles idées (de produits, de manière de distribuer) et un soutien logistique. Par exemple, la mobilisation des artistes et des personnalités publiques a permis de pallier le manque d’événements destinés à collecter des fonds en envisageant des moyens différents de récolter des dons.

Ainsi, leur appartenance temporaire, ou de manière plus périphérique, renforce leur capacité d’action et d’innovation et leur habileté à s’insérer dans un système très établi, mais en détournant certains usages (la levée de fonds au travers d’une partie de poker, pouvant paraître non adaptée aux yeux des acteurs centraux, s’est avérée une arme redoutable de collecte de fonds).

De plus, si les acteurs centraux traditionnels ont développé une légitimité fondée sur la performance des pratiques de solidarité, ces acteurs plus périphériques ne sont pas soumis aux mêmes pressions du champ. Le sentiment d’abandon de la part des pouvoirs publics et le manque de moyens, accentués par les crises, accompagnés d’une souffrance psychologique, entament le moral des acteurs de la solidarité, menant parfois au « burn-out militant », en référence à l’épuisement moral et mental engendré par un trop-plein dans l’engagement quotidien des militants. Un appui périphérique peut ainsi soulager les associations et les travailleurs sociaux, et leur permettre de recentrer leur attention sur leur cœur de métier.

Ainsi, l’introduction de ces nouveaux acteurs participe à accélérer l’évolution des pratiques dans le champ de la solidarité, amorçant ainsi une réflexion intéressante et innovante sur les nouvelles façons de faire solidarité, tout en apportant un soutien logistique et psychologique à ses acteurs du quotidien dans un contexte de crise majeure.

La multiplication des risques globaux (mondialisation, réchauffement climatique, conflits géopolitiques) alerte sur l’éventualité de nouvelles crises sociales de grande ampleur. À cet égard, et au-delà des pratiques, la crise sanitaire permet aussi et surtout de remettre en perspective le rôle de la solidarité dans la société en s’érigeant non pas comme le fait de particuliers, mais comme l’affaire de tous et de toutes. Elle corrobore ainsi la conception de Léon Bourgeois selon laquelle

L’être social n’est pas seulement celui qui est capable de s’associer à d’autres hommes et de respecter les règles de l’association. C’est celui qui comprend qu’il y a une part de sa personne qui est d’origine sociale et qui, par conséquent, doit être consacrée par lui à l’effort commun.


Amélie Boutinot et Mathilde Jost

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