Les trois failles qui remettent en cause le retour de la croissance

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Philippe Crevel

Après avoir connu en 2020 un recul de son PIB sans précédent depuis 1945, l’économie mondiale pourrait, cette année, enregistrer un taux de croissance tout aussi historique. Les entreprises face à l’augmentation de la demande peinent à trouver de la main-d’œuvre, des matières premières ou des biens intermédiaires. Le prix de l’énergie est en forte hausse. En 2021, les bénéfices des sociétés pourraient atteindre un niveau record. Pour autant, le rétablissement demeure précaire. Il est avant tout la conséquence d’un accroissement sans précédent des dépenses publiques et d’une monétisation des dettes qui reste, quoi qu’en on dise, une alchimie périlleuse. L’économie mondiale est traversée par plusieurs failles qui peuvent, à tout moment, remettre en cause le retour de la croissance.

La première faille concerne la vaccination. Seuls les pays ayant de forts taux de vaccination peuvent espérer juguler l’épidémie sous réserve qu’un variant réfractaire aux vaccins ne fasse son apparition. La décision de la France de généraliser le pass sanitaire traduit bien la fragilité de la reprise. L’existence d’un très grand nombre de foyers épidémiques constitue une menace réelle et permanente. Au niveau mondial, seulement une personne sur huit est totalement protégée. L’Afrique et l’Asie (hors Chine) ont des taux de vaccination très faibles.

La deuxième faille pour l’économie mondiale est liée aux risques de surchauffe qui provoquent des pénuries (microprocesseurs, produits électroniques, voitures neuves, bois, matériaux de construction, etc.). Les délais de livraison s’allongent et les coûts augmentent. Les frais d’expédition des marchandises de la Chine vers les ports de la côte ouest des États-Unis ont quadruplé par rapport à son niveau d’avant la pandémie. Les conteneurs sont en nombre insuffisant en Chine pour livrer l’Europe et l’Amérique du Nord. Le manque de main-d’œuvre commence à devenir un réel problème dans plusieurs secteurs d’activités. Ainsi, au moment où les consommateurs souhaitent tous aller dans les bars et les restaurants, peu de personnes souhaitent y travailler. Face à ces risques, certains estiment qu’il est nécessaire de revenir avec une politique monétaire plus traditionnelle. Une remontée des taux provoquée par l’arrêt des rachats d’obligations par les banques centrales pourrait casser nette la reprise. Le risque inflationniste est certainement exagéré. Même si, aujourd’hui, le nombre de postes vacants progresse aux États-Unis comme en Europe, les différents pays de l’OCDE n’ont pas encore retrouvé le niveau d’emploi de 2019. En France, il manque plus de 200 000 postes à l’appel. Aux États-Unis, le nombre de personnes travaillant dans les loisirs et l’hôtellerie est inférieur de 12 % à celui d’avant la pandémie. Avec le maintien du chômage partiel et l’allongement des allocations chômage, des actifs retardent leur retour sur le marché du travail. Certes, la crise a certainement modifié le regard de certains d’entre eux sur leur emploi. Les contraintes horaires et la pénibilité des emplois dans la restauration ou dans le nettoyage apparaissent moins supportables. L’apparition de nouvelles activités (livraison à domicile) ou la réorientation vers d’autres secteurs offrant de meilleures rémunérations (bâtiment) expliquent les difficultés de la restauration pour retrouver leurs salariés. Chez les cadres et chez les jeunes actifs, de plus en plus souhaitent changer de vie en optant par exemple pour la commercialisation de chambre d’hôtes, de gîtes ou de services aux entreprises réalisables en ligne. Jusqu’au mois de juin, près de 13 % des salariés français n’avaient pas retrouvé d’activité à temps plein. Le risque de surchauffe ne concerne pas l’Europe. Un arrêt brutal des aides pourrait provoquer un choc, au niveau mondial, comparable à celui que la zone euro avant connu après 2011.

La troisième ligne de faille est de nature sociale. Au moment où l’inflation redémarre, les demandes de revalorisation salariale risquent de se multiplier d’autant plus que le prix des logements n’en finit pas d’augmenter. Durant la crise, les ménages ont bénéficié, au sein de l’OCDE, d’une certaine forme de garantie de revenus qui n’a pas vocation à être pérennisée. De même, le soutien aux entreprises devrait se tarir, ce qui peut provoquer un rebond des faillites. Certes, la bonne tenue de la demande devrait en réduire la portée, mais, pour les personnes concernées, un sentiment d’injustice pourrait se manifester surtout si les bénéfices et les revenus de certaines entreprises et de certains dirigeants augmentent fortement. Les gouvernements sont conscients des colères plus ou moins rentrées de certaines catégories de leur population. La crise des gilets jaunes a démontré que quelques mesures incomprises pouvaient déboucher sur des révoltes. Les cassures d’avant crise ne se sont pas résorbées depuis. Une culture complotiste se diffuse au sein des États, attisée notamment par les réseaux sociaux.

Niveau d’incertitude élevé

Ces grandes failles sont-elles à même de compromettre la reprise. Leurs effets ne sont pas certains compte tenu du haut niveau d’incertitudes auquel sont confrontés tous les pays. L’économie mondiale est loin d’en avoir fini avec le virus. Les échanges entre les États restent complexes. Les frontières du Canada, de l’Australie, du Japon, de la Corée du Sud, voire des États-Unis, restent très hermétiques. Plusieurs pays émergents sont confrontés à une nouvelle vague épidémique qui fragilise leur économie. L’Indonésie redéploie l’oxygène de l’industrie vers les hôpitaux. En 2021, les pays les plus pauvres, qui manquent cruellement de vaccins, devraient croître plus lentement que les pays riches pour la troisième fois en 25 ans.

Les pays émergents comme les pays pauvres sont confrontés à un risque d’augmentation des taux qui pourrait engendrer des problèmes financiers. Le Brésil, le Mexique et la Russie ont récemment augmenté leurs taux d’intérêt. La Chine étend sa zone d’influence notamment en Afrique en proposant aux États de s’affranchir du dollar. La pandémie n’a pas arrêté la compétition entre les États-Unis et l’Empire du Milieu. Elle l’a accélérée que ce soit sur le terrain de la technologie ou sur celui de la défense. Les autorités chinoises s’enorgueillissent d’avoir vaincu l’épidémie sans connaître une chute de leur PIB en 2020. Grâce à leurs exportations de matériels de santé et d’électronique, le pays en sort même renforcé. Il a profité de la crise pour imposer ses vues à Hong Kong et répète que le jour de la réintégration de Taïwan se rapproche. Les pays occidentaux tentent, mais de manière divisée, de réduire leur dépendance face à la Chine au niveau des énergies renouvelables, de l’informatique ou de la santé.

Quand le virus aura reflué, la question chinoise pourrait redevenir un sujet majeur des relations internationales.

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