#balancetonporc, Balance d’un pôle à l’autre

Dans un article de 2016, La violence des situations bancales, je décrivais les trois pôles des situations de violence, avec cette idée très simple : libérer la parole des trois pôles permet de diminuer la violence ; omettre ou négliger un ou deux des trois pôles contribue à augmenter la violence.

· Le pôle de la perception, fondateur puisqu’il n’y a de violence que parce qu’il y a quelqu’un qui la perçoit, autrement dit une victime. Rappelons que violence signifie « abus de la force », ce qui la distingue par exemple de la brutalité. Dans un combat de boxe, il n’y a pas a priori d’abus, donc de violence. Il y a consentement des sportifs, respect des règles, présence d’un arbitre pour s’en assurer.

· Le pôle de l’intention, celle de l’auteur de la violence. Pourquoi il a commis cette violence, dans quel but.

· Le pôle du cadre, tout ce qui concerne les règles écrites ou non, officielles ou non, qui régissent la situation.

Par exemple, dans un procès au tribunal – qui règle ou tente de régler une situation de violence – les trois pôles sont aisément identifiables : la perception constituée par la victime et ses avocats, parties civiles. L’intention constituée par l’accusé et son avocat. Enfin le juge, chargé de dire la loi, incarne le cadre.

Nous voyons bien ici que, s’il manque une des parties à l’appel, la justice n’est pas respectée, la violence augmente. L’article mentionné ci-dessus donne d’autres exemples.

Avec #balancetonporc, nous sommes dans un contexte de violence depuis des années, avec des situations tues, une espèce de résignation de la société vis-à-vis des femmes harcelées, abusées, maltraitées. Une violence en soi, aggravée et augmentée par l’ignorance dans laquelle ont été maintenues leurs souffrances.

La difficulté avec laquelle une femme pouvait – et peut encore hélas, je le crains – porter plainte et être entendu en dit long sur la façon dont le pôle de la perception a été négligé.

Par l’acceptation tacite dont ont bénéficié les auteurs des agressions, nous pouvons dire que le pôle du cadre a participé à la violence. En effet, le cadre est d’abord là pour protéger de la violence. La loi prévient les crimes ; les règlements des organisations et même la morale visent à permettre l’harmonie dans les sociétés et organisations. Dans un combat de boxe, l’arbitre, les règles et même les cordes qui entourent le ring, participent à construire un cadre afin d’éviter que le combat déborde et vire à la violence.

Ce serait ici comme si on avait enlevé les cordes du ring, comme si l’arbitre fermait intentionnellement les yeux, comme si les règles étaient biaisées. Manière de dire, en effet, que le cadre ne joue pas son rôle et participe à la violence, certes de façon passive et non de façon active comme dans certaines situations de guerre où le viol est une récompense offerte au guerrier.

Tout au plus questionnait-on l’intention de l’auteur, « qui ne faisait pas de mal », « qui se montrait gentil parfois », « qui ne pouvait pas faire autrement », etc.

Et voilà qu’est arrivé le mouvement de dénonciation sur les réseaux sociaux #metoo et #balancetonporc. La parole s’est ouverte sur le pôle de la perception.

Un collectif de femmes, avec notamment Catherine Millet et Catherine Deneuve, s’est néanmoins manifesté récemment pour dénoncer le mouvement et ses excès. « Le viol est un crime, Mais la drague insistante ou maladroite n’est pas un délit, ni la galanterie une agression machiste. », écrivent-elles. Manière de dire finalement qu’il faut interroger le pôle de la perception dont elles signalent des degrés, mais aussi le pôle de l’intention car ce n’est pas la même chose de commettre un viol ou d’être maladroit.

Du strict point de vue de la lecture selon les trois pôles, on peut dire d’abord que nous ne pouvons pas savoir le degré de perception en fonction de l’acte ; parfois un regard en biais est plus douloureux ou plus destructeur qu’un direct du gauche. Un geste déplacé, même sans intention de nuire, peut être violent et il n’y a pas d’égalité sur le fait de se remettre d’un viol ou non. Certaines femmes, heureusement, surmontent l’épreuve, d’autres moins. Cela ressemble au fond à la résistance aux virus : être en bonne forme physique donne plus de chance de résister à une épidémie, mais pas toutes les chances ; tandis que le fait d’avoir résisté dans le passé ne garantit aucunement, voire est indépendant, de ne pas contracter la maladie à une nouvelle occasion.

Ça n’est donc pas une affaire d’individu mais de situation.

Et, en effet, dans la campagne sur les réseaux sociaux, le pôle de l’intention est tout à fait négligé. Nous ne savons rien a priori des hommes qui sont dénoncés mais seulement qui et la victime et ce qu’elle a enduré. Le balancier de l’attention s’est donc déplacé d’un pôle à l’autre : on ignorait la perception, on ignore désormais l’intention.

C’est sans doute un effet retour de l’omerta qui a prévalu dans ce domaine pendant des années et des années, voire des siècles tant les femmes ont souffert dans l’histoire de la domination de la force physique masculine et du pouvoir qu’ils sont su accaparer à la suite de cette domination.

La question est de savoir si nous nous intéressons aussi au degré de violence qui règne dans nos sociétés. Et de savoir comment examiner toutes les facettes des situations, aussi intolérables soient-elles.

Laurent Quivogne – http://www.lqc.fr/

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