Catherine Dufour : « la fiction n’a jamais plus d’imagination que le réel »

Catherine Dufour CREDITS PATRICK IMBERT
Catherine Dufour – Crédits : Patrick Imbert

Pour Catherine Dufour, la fiction « sert à donner un sens au réel ». Ingénieure en informatique et autrice de romans de science-fiction (SF), elle participe au collectif Zanzibar qui affirme dans son manifeste : « nos avenirs – communs et individuels – nous appartiennent, nous avons le pouvoir de les imaginer, de jouer avec, de les expérimenter et les construire à notre guise. »

Comment le rêve, la fiction et la science-fiction peuvent-ils changer le monde ?

Neil Gaiman, l’auteur de Sandman, de Coraline, de Neverwhere et de Good Omens l’a très bien exprimé dans sa conférence Pourquoi notre futur dépend des bibliothèques, de la lecture et de l’imagination[1]. Ecoutons-le : « Regardez autour de vous. Je suis sérieux : arrêtez-vous un instant et regardez autour de vous la salle où vous vous trouvez. Je vais vous signaler un détail tellement évident qu’on tend à l’oublier. Le voici : c’est que tout ce que vous pouvez voir, murs compris, a, à un moment donné, été imaginé. Quelqu’un a décidé qu’il était plus facile de s’asseoir sur une chaise que par terre et a imaginé la chaise. Quelqu’un a dû imaginer un moyen grâce auquel je vous parle, à Londres en ce moment, sans que personne ne se fasse tremper par la pluie. Cette salle et les objets qu’elle contient, et tout ce que ce bâtiment contient d’autre, cette ville, existent parce que, encore et encore et toujours, des gens ont imaginé des choses. Ils ont rêvassé, ils ont médité, ils ont fabriqué des choses qui ne fonctionnaient pas tout à fait, ils ont décrit des choses qui n’existaient pas à des gens qui ont ri d’eux. Et puis, avec le temps, ils ont réussi. Tous, mouvements politiques ou mouvements personnels, ont commencé avec des gens qui imaginaient une autre façon d’exister. » Tout changement a pour prémisse un effort d’imagination d’abord individuel, ensuite collectif.

La science-fiction, avez-vous dit, « devrait inventer les possibles politiques ». Quel est le champ de ces possibles ?

Le rôle de la science-fiction est une question longuement débattue, qui est en ce moment en pleine reviviscence avec ce qu’on a appelé « le clash ». Alain Damasio, auteur de La horde du Contrevent et de Les Furtifs, est clairement un écrivain engagé, qui estime que « la science-fiction se doit de proposer des alternatives politiques. Romain Lucazeau, prospectiviste et auteur de Latium, affirme que la science-fiction n’est pas “un outil d’analyse prospective au service d’une action.” Lui veut “promouvoir une littérature de l’imaginaire qui se définit comme littérature avant tout”. En clair, Lucazeau veut de l’évasion là où Damasio veut de l’action politique, ici et maintenant. On retrouve cette vieille querelle opposant l’art pour l’art versus l’art comme force d’exemple moral. Je me situe vigoureusement du côté d’Alain Damasio, mais tout le monde peut préférer, comme Lucazeau, une science-fiction qui fait rêver, à sa fenêtre, de princes charmants électriques, de licornes clonées et de preux chevaliers armés de sabres laser.

Dans les années 90, vous imaginiez dans Mémoires mortes un jeu vidéo où les données personnelles, y compris médicales, se retrouvaient dans les mains des multinationales. “J’avais quinze ans d’avance”, avez-vous déclaré. Que pouvez-vous prédire aujourd’hui pour les 20 années à venir ?

Rien. C’est aussi ce que j’ai déclaré : après, je me suis mise à avoir cinq ans d’avance, puis un an d’avance… Et maintenant, dès que j’ai une idée géniale, comme la création d’un cône de silence dans lequel on pourrait totalement s’isoler, je rends visite à Google et je me rends compte que ça a été inventé il y a six mois. J’en parlais avec Léo Henry, auteur français de SF et de fantasy, qui a une jolie formule pour évoquer ce sentiment : il dit que “la science-fiction est en train de se prendre le mur du réel dans la face”. Moi qui me disais que c’était parce que j’avais dépassé la cinquantaine, je me rends compte que des gens plus jeunes ont le même problème. La pensée humaine, sociale, littéraire, a aujourd’hui, me semble-t-il, du mal à aller plus vite que les inventions de cette même pensée. Et cela donne un futur qui a une gueule d’accident de voiture. La seule solution à cette absence de visibilité, ce n’est pas de se laisser aller à la déclinologie, mais au contraire d’accélérer la création artistique en général, littéraire en particulier. Il s’agit de désincarcérer le futur, toutes et tous ensemble, en commençant par libérer nos imaginaires.

Si la pensée a du mal à aller plus vite que les inventions, comment réussir à bâtir un futur qui soit réfléchi ?

C’est tout le souci. La fiction, vous savez, n’a jamais plus d’imagination que le réel. La fiction sert à apprivoiser le réel ; à rendre la multiplicité du réel accessible à nos cerveaux étroits ; à lui donner un sens. “Nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité”, c’est exactement ça. Il faut donc que la fiction coure après le réel et le passe à sa moulinette, sans quoi nous nous retrouverons face à l’impensé, donc à la panique et à l’impréparation.

Qu’entendez-vous par le concept de “désincarcérer le futur” ?

Admettez que la série télévisée Black mirror donne une image du futur qui n’inspire que l’envie d’avaler un Xanax et d’aller définitivement se coucher. Ce n’est pas comme ça qu’on trouvera la motivation pour changer quoi que ce soit. Le collectif Zanzibar, qui regroupe des autrices et des auteurs de science-fiction a donc décidé de mettre au point des protocoles d’écriture de fiction et de les diffuser, pour que chacun puisse se réapproprier son imaginaire, et donc son avenir.

Depuis deux décennies, vous travaillez sur le devenir. Quelle vision vous êtes-vous forgée sur notre futur ?

Notre futur sera politique ou il ne sera pas. Les clefs doivent être ôtées des mains des multinationales, comme on ôte un couteau des mains d’un enfant. Une grande société privée n’a pas à anticiper au-delà d’un compte prévisionnel. Elle pense à un horizon de trois ans ; c’est un éternel bébé. Les décisions doivent être remises aux adultes, c’est à dire nous toutes et tous, et dans toutes nos identités : travailleurs, mais aussi citoyens, parents, enfants, habitants du monde, etc. La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a ; les grandes sociétés ne peuvent donner que du chiffre d’affaires. Elles n’ont pas à être comptables de l’avenir du monde. Elles font leur job, c’est à la communauté des citoyens, donc à la vie politique, de donner les impulsions et les contraintes à moyen et long terme. Il me semble que c’est le seul moyen pour que des décisions vertueuses soient prises pour l’avenir de l’humanité en particulier et de la planète en général.

En participant au projet Bright Mirror, qui depuis 2018 entend inventer un imaginaire collectif éloigné des peurs et fantasmes, vous affichez votre confiance dans l’avenir.   En tant qu’auteure de science-fiction, entendez-vous ainsi, selon vos propres termes, “remonter le moral des gens” ?

Non, je veux juste leur faire comprendre que leur futur est dans leur tête, que c’est à eux de l’exprimer, de le mettre en forme puis de le mettre en œuvre.

L’utopie reste-t-elle aujourd’hui une nécessité dans un monde dominé par l’esprit de performance et de résultat ?

Il ne s’agit plus de rêver, je pense. Il s’agit d’avoir l’égoïsme intelligent. On ne peut pas rester seul en bonne santé sur une planète malade. Trier, recycler, relocaliser, sanctuariser, répartir les richesses pour obtenir des infrastructures efficaces, tant en santé qu’en recherche qu’en transport et en communication, et en agriculture, est aussi bon pour les affaires que pour les humains et le reste du règne vivant.


[1] Ed. Au diable Vauvert, 2013, trad. P. Marcel

BIO : Catherine Dufour est ingénieure en informatique, chroniqueuse au Monde Diplomatique et chargée de cours à Sciences Po paris. Publiée depuis 2001, elle a reçu le Grand Prix de l’Imaginaire pour son roman de science-fiction Le goût de l’impartialité (2006). Elle a sorti chez Fayard en 2019 Ada ou la beauté des nombres, biographie d’Ada Lovelace (1815-1852), fille du poète Lord Byron, passionnée de mathématiques et qui peut être considérée comme la première programmeuse informatique. Depuis 2016, elle participe à une réflexion plurielle sur la société de demain, Désincarcérer le futur, au sein du collectif d’autrices et d’auteurs de science-fiction Zanzibar.

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