Jean-Louis Etienne : « Cela me semble insensé qu’on se complique ainsi la vie »

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Crédits : TV5 Monde

Médecin spécialisé dans la nutrition et la biologie du sport, Jean-Louis Etienne s’est rapidement intéressé à l’aspect médical de la physiologie humaine dans des conditions extrêmes. Son objet d’expérimentation, c’est lui-même. Dans ce texte, l’explorateur évoque le choc de son retour à Paris après des semaines de solitude.

« Une série trépidante de chocs m’attend à mon retour à Paris, symptomatiques de l’incroyable déphasage que j’ai subi après mes soixante-dix jours d’isolement social.

Je passe à l’une des succursales de ma banque – dont le siège se trouve dans le Tarn – pour retirer un peu d’argent liquide, comme je l’avais toujours fait dans le passé. Mais, pour une raison encore restée incompréhensible, cela s’avère impossible. Seraient en cause de mystérieuses « circulaires »… Pour moi, c’est une sérieuse claque. Je suis en face d’une machine dont les mécanismes sophistiqués m’échappent. Je reviens de loin, j’ai pris du recul, j’ai lutté là-bas contre des entités bien réelles, tangibles, et je ne comprends plus la subtilité de cette sorte de rouages., ça m’apparaît comme le signe de l’inextricable complexité par laquelle les hommes ont embrouillé à loisir le monde dans lequel ils vivent.

Pour la première fois, en rentrant d’une expédition, je me sens très vulnérable. Là-bas, au pôle Nord, j’avais vécu intensément d’autres règles du jeu – où je devais essayer de maîtriser le moindre instant, être très attentif, où j’avais engagé ma vie très loin ; et là, brusquement je tombe sur une autre partition où je ne perçois vraiment que des employés déshumanisés occupés à appliquer d’obscures et absurdes lois.

… peut-on vivre sainement quand on a installé autour de soi des circuits aussi compliqués ?

Il y a des gens qui inventent de très curieux jeux. Il s’agit d’aller d’un point à un autre – cela paraît simple -, mais pour ce faire il faudra franchir d’invraisemblables et innombrables obstacles, destinés à ralentir la progression des joueurs, de sorte que la partie dure le plus longtemps possible. C’est un parallèle qui me convient. Les hommes ont instauré des méthodes et des appareillages abominables, sans doute parce qu’ils se méfient, non sans raison, les uns des autres ; mais peut-on vivre sainement quand on a installé autour de soi des circuits aussi compliqués ? »


Jean-Louis Etienne, Le marcheur du Pôle, Robert Laffont, 1986.

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