Qu’est-ce qui vous pousse à travailler toujours plus ?

D’après l’ONU, le travail tuerait 2 millions de personnes chaque année dans le monde. Les burn-out explosent et sont exacerbés par les tendances à l’entrepreneuriat et au télétravail. Pourquoi travailler autant ?

A la question « comment vas -tu ? », j’ai souvent constaté qu’il était mieux vu par mon entourage pro et perso, de répondre « je croule sous le travail » plutôt qu’« en ce moment je me repose ». Être débordé à quelque chose de rassurant, de presque attendu dans notre société. Et pourtant les burn-out, le mal-être, la dépression, sont des phénomènes qui explosent dans le monde du travail et qui sont exacerbés par les tendances à l’entrepreneuriat et au télétravail.

D’après un rapport de l’ONU, le travail tuerait 2 millions de personnes chaque année dans le monde. Tom Hodgkinson rend ce chiffre très percutant en l’assimilant à deux 11 septembre par jour… Pour l’OMS, le burn-out est davantage un phénomène lié au travail plutôt qu’une maladie. Néanmoins, le stress chronique que subit l’organisme à ce stade engendre bien souvent la maladie.

Il ne vous a pas non plus échappé qu’une planète Terre avec moins d’activité humaine se portait mieux. Le confinement nous a fait vivre cette hypothèse : moins de ressources extraites de la planète, moins de productions humaines, moins de pollution de l’air et le sauvage — c’est-à-dire le vivant non humain — qui se redéploie sur des territoires qui lui était jusque-là confisqué par l’activité humaine (centre-ville, zones industrielles, ports, etc.).

Constatant le piètre état de santé des êtres humains travailleurs et celui de la planète, il me semble légitime de s’interroger : qu’est-ce qui nous pousse à toujours travailler plus ?  

Corrélation entre quantité de travail et résultats

Nous héritons d’une perception du temps qui a pris naissance dans l’agriculture. Nos ancêtres chasseurs-cueilleurs ne travaillaient que ponctuellement pour répondre à leurs besoins vitaux, principalement se nourrir, trouver de l’eau et se protéger des températures extrêmes. Ils vivaient dans le présent et passaient bien davantage de temps à se reposer, jouer, être en relations, qu’à travailler. Le temps n’était pas perçu comme une ressource, il ne pouvait donc ni être gaspillé ni dépensé.

A contrario, leurs descendants qui ont commencé à cultiver les premières céréales et à domestiquer les animaux se sont vite aperçus que leur travail devait suivre le rythme saisonnier de la nature. Leur environnement guidait la charge de travail à effectuer en alternant les périodes chargées et intenses sur des temps courts et les périodes plus légères. C’est à cette période que l’être humain a expérimenté l’urgence du travail à réaliser : si certaines tâches dans les champs ou avec le bétail n’étaient pas menées dans les temps, l’impact sur la suite du processus pouvait être très conséquent. Si les blés n’étaient pas récoltés au bon moment et assez rapidement, une pluie ou un insecte pouvait ravager le travail d’une année. L’humain s’est alors attaché à contrôler le maximum de facteurs possibles par son travail, afin d’augmenter les chances de résultats : celui qui protège ses jeunes plants de la grêle aura moins de risque de perdre sa récolte que le voisin qui n’aura rien fait. Contrairement aux chasseurs-cueilleurs qui manquaient rarement de nourriture et sur des temps très courts lorsque cela arrivait, les agriculteurs vivaient des périodes de famines longues et intenses.

Cette corrélation très forte entre le travail effectué et les ressources alimentaires disponibles a généré une disposition à travailler davantage. Travailler pour réduire les risques en agissant sur tout ce que l’humain pouvait influencer.

Même si aujourd’hui la récolte des champs a été remplacée pour la majorité d’entre nous, par l’argent et la réussite sociale, notre humanité reste intimement marquée par cette croyance de cause à effet : plus je travaille, meilleure sera la récolte. L’ennui c’est que cette corrélation entre la quantité d’effort et d’énergie dépensée et le résultat obtenu n’existe plus pour les 76,1 % des travailleurs employés dans le tertiaire.

Ce qui pourrait expliquer l’attractivité grandissante des métiers dits « manuels » lors des reconversions professionnelles. Pour une pâtissière, un maroquinier ou une mosaïste, le nombre d’heures et la quantité d’effort passés à la tâche seront davantage liés aux résultats obtenus.

Le travail comme identité sociale

En France, la question « que fais-tu dans la vie ? » induit en nous d’y répondre par notre métier, notre job ou notre statut/rôle dans l’entreprise. Je suis informaticien, comptable ou directrice de la communication. Les souvenirs que je garde de l’école sont tous orientés vers ces deux sujets : avoir un travail et gagner de l’argent, comme un objectif qui allait de soi et suffisait à justifier ma présence sur Terre. Il m’a fallu de nombreuses années de déconstruction pour trouver mon identité en dehors de mon métier et de mon statut d’entrepreneure. Alors aujourd’hui, à la question « est-ce mon travail qui définit l’être que je suis ? », je peux répondre « non » avec sérénité. Mais pendant longtemps, je m’identifiais totalement à mon travail : j’avais la sensation que cela me donnait tout : le statut social, le rôle dans la société, le boulot, la dynamique d’esprit, le rythme de ma vie, le niveau de revenus, tout en pensant que cela englobait la totalité de mon être. Sortie de ça, je pensais que je n’existais pas. Alors forcément, quand j’ai commencé à ne plus me sentir à ma place et à remettre en question mon travail (ma boîte, mon métier, le contenu de mes journées), je suis entrée dans un tsunami d’angoisses !

Cette identification au travail semble être née en même temps que la ville. La domestication de céréales à haut rendement a permis aux cultivateurs de produire un excédent d’alimentation permettant de nourrir des personnes qui ne travaillaient pas la terre. Des regroupements d’humains plus importants sont alors apparus, c’était le début des villes approvisionnées par des marchands. Voilà des citadins libérés du travail nécessaire à produire leur nourriture et éloignés des liens familiaux et communautaires.

Les individus solitaires des villes se regroupent par affinité, rassemblés par une vision du monde commune : les mêmes expériences vécues, les mêmes compétences, les mêmes sujets de conversations, le même métier. La profession est devenue un liant social créateur d’un sentiment d’appartenance à une communauté. Plus les villes se développaient, plus l’identité sociale de chacun fusionnait avec son travail. 

Accumuler dans un sentiment d’illimité

Dans un contexte citadin où les liens de parenté et l’obligation de réciprocité avaient disparu, l’échange de biens entre étrangers s’est développé. En commerçant ainsi, il est devenu possible d’accumuler les biens et les transactions et donc de s’enrichir, ce qui donna aux citadins l’élan de travailler davantage pour combler des besoins s’éloignant des besoins fondamentaux des habitants des campagnes. Maynard Keynes les a nommés « besoins relatifs » en opposition aux « besoins absolus » (nourriture, eau, chaleur, confort, compagnonnage et sécurité). Il pensait que les « besoins relatifs » étaient par nature, infinis, car jamais totalement satisfaits : gravir les échelons au travail, changer de voiture pour une plus puissante, acheter une maison plus grande, s’entourer d’objets plus raffinés, etc. Et comme le développe James Suzman, ces besoins relatifs sont confrontés au regard de l’autre et à la comparaison avec ses voisins ou collègues, générant de nouvelles envies sous forme de désir ou de jalousie. Pléthores de métiers se sont emparés du challenge de créer en nous, de nouveaux désirs et de nous offrir le panel de choix le plus large pour les assouvir.

Même si la limite des énergies fossiles n’est aujourd’hui plus discutable et que nous améliorons notre connaissance des frontières de déséquilibre à ne pas dépasser pour les écosystèmes vivants, cette surproduction continue et alimente l’illusion de l’illimité dans laquelle nous vivons, oubliant ainsi notre finitude d’êtres mortels.

 De l’énergie à dépenser

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Anaïs Gauthier – Crédit : Gwladys Louiset

La domestication des céréales et des animaux, suivi par l’invention des machines à moteurs et l’exploitation des ressources fossiles, nous ont permis de démultiplier l’énergie dont nous disposons. Plus les villes captent de l’énergie sous différentes formes : ressources alimentaires, force de travail des animaux et des machines, force du vent et de l’eau, etc., plus il y a d’énergie à dépenser. Les besoins fondamentaux des citadins étant remplis, ils ont eu besoin de trouver des utilisations à cette énergie. Une multitude de nouveaux métiers se sont développés, leur permettant de s’occuper tout en dépensant l’énergie disponible.

Situation que nous revivons depuis la révolution numérique : d’après Pôle Emploi, avec le développement de l’intelligence artificielle, de la robotique et de la réalité virtuelle, 85 % des métiers de 2030 n’existent pas encore.

Courir pour rester dans la course…

Notre système nous immerge dans un flux d’informations mondialisé et une économie qui ne dorment jamais. L’accélération du développement de nos technologies, de notre science, des transports, des moyens de communication, nous pousse à accélérer notre course, car nous en venons à croire que si nous ne maintenons pas ce rythme, nous pourrions être largués et ne jamais réussir à rattraper notre retard. La peur de manquer un événement, une opportunité, une info, nous maintient en permanence en état d’alerte et génère un sentiment d’insécurité.

Si vous n’êtes pas attentif et investi dans votre travail, vous pourriez subir du jour au lendemain, une multitude d’événements qui bouleverseraient le fragile équilibre de votre vie : disparition de votre métier, compétences inconnues hier et devenues indispensables aujourd’hui, diminution de rémunération, concurrence agressive détruisant votre business… Harmut Rosa emploie l’image de l’escalator : nous courons sur un escalator descendant, pour éviter de perdre du terrain.

La course ponctuelle motivée par un désir ou un objectif à atteindre s’est mue en course sans fin pour se maintenir « sur place » et échapper à ce qui s’apparente à « une mort sociale ».

La nature déteste le vide et notre besoin viscéral de travailler est probablement la résultante du lien étroit entre effort de travail et résultats en agriculture, de la gigantesque quantité d’énergie intégrée, de notre identité sociale se résumant pour beaucoup à la réussite professionnelle, à notre besoin de nous intégrer au groupe en agissant par mimétisme, à notre inconscient collectif voyant le bonheur comme l’augmentation de notre horizon de possibilités de choix et d’actions.


Anaïs Gauthier, Conférencière et Auteure

Crédit Photo : Nataliya Vaitkevich – Pexels

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