Biaise-moi (5) : s’enfermer dans ses propres certitudes

Sur les réseaux sociaux, il est devenu très difficile d’exposer ses arguments pour contribuer à faire avancer un sujet. Nous assistons à une montée générale de l’intolérance et l’expression d’une violence décomplexée. Comme si tout cela n’était pas assez compliqué, la diffusion de fake news et autres vérités alternatives vient ajouter un peu plus de confusion… et surtout d’huile sur le feu.

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Crédit : Ryanniel Masucol – Pexels

Comment vivre durablement ensemble en démocratie quand on n’est pas d’accord sur des sujets importants et surtout quand on ne veut surtout pas l’être ? Comment construire du commun avec des personnes sur qui les faits, la science, les événements, le réel n’ont aucune prise ? C’est vérité contre vérité, le relativisme absolu, sans possibilités ni même envie de les discuter. Mais quels mécanismes psychiques sont à l’œuvre ici ?

Un enfermement dans ses propres certitudes

Le premier phénomène en cause, c’est le fameux biais de confirmation. Nous avons naturellement tendance à aller chercher l’information qui conforte nos opinions. C’est pour cela que si vous êtes de gauche, vous lirez de Libération, L’Obs, Télérama, L’Humanité et si vous êtes de droite Le Figaro, Le Point, Valeurs Actuelles… Ces journaux pensent bien puisqu’ils pensent comme vous. Ils vous rassurent dans l’idée que vous avez raison de penser ce que vous pensez.

Les réseaux sociaux ont exacerbé ce phénomène. Les algorithmes de Facebook nous maintiennent dans une bulle où nous interagissons avec des individus qui partagent nos idées (et donc les renforcent) ou s’y opposent violemment, suscitant de notre part un rejet – voire de la haine — à leur égard. Facebook est une nasse dans laquelle nous sommes confortés dans nos idées et où les occasions d’en découdre avec des individus aux idées contraires sont fréquentes. La lanceuse d’alerte Frances Haugen, ancienne ingénieure informaticienne de Facebook, ne dit pas autre chose : « Facebook a le potentiel de faire ressortir ce qu’il y a de meilleur en nous, mais actuellement, les produits de Facebook nuisent aux enfants, attisent les divisions et affaiblissent les démocraties. L’entreprise sait comment rendre ces activités plus sûres, mais elle ne le fera pas, parce qu’elle met toujours ses profits colossaux devant la sécurité de ses usagers »[1]. Les clashs provoquent le buzz, qui génère du cash. Mais le résultat de ce triste modèle d’affaires, ce sont des individus que l’on enferme dans leurs propres certitudes à un point tel qu’il devient impossible de les déloger à l’aide d’arguments rationnels.

Auto-manipulation

Un autre mécanisme à l’œuvre explique bien cela. Il s’agit de ce que l’on appelle le piège abscons. Mis en évidence en 1947 par le psychologue américain Kurt Lewin, le piège abscons décrit un comportement qui consiste à persévérer dans une situation alors qu’elle est inadéquate.

Les professeurs en psychologie sociale Robert-Vincent Joule et Léon Beauvois décrivent le piège abscons plus précisément comme « cette tendance qu’ont les gens à persévérer dans un cours d’action, même lorsque celui-ci devient déraisonnablement coûteux ou ne permet plus d’atteindre les objectifs fixés. »[2]

Plutôt que d’admettre s’être trompé et changer de comportement, le sujet préfère s’arc-bouter sur ses positions. Perseverare diabolicum est. Le coût cognitif du changement est trop important pour le sujet qui va donc s’ingénier à trouver toutes les raisons possibles de rester dans le piège abscons. Il va distordre la réalité pour la faire entrer en cohérence avec son système de représentation. Ainsi naît la dérive complotiste…


[1] Source : France Inter

[2] R.V. Joule et L. Beauvois, Petit Traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, PUG, 1987.

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