Qui contrôle le commerce international contrôle le monde

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Vingt ans après l’adhésion de la Chine à l’Organisation Mondiale du Commerce, les relations commerciales sont entrées dans un nouveau cycle. Le commerce international après avoir connu un essor important avec la mondialisation et l’éclatement des chaînes de valeur doit faire face au retour d’une certain souverainisme. Par ailleurs, la digitalisation des activités conduit à une forte progression des services au détriment des échanges de biens. Le centre de gravité du commerce international qui s’est situé longtemps entre l’Europe et les États-Unis a basculé en Asie avec la Chine qui est devenue le premier pays exportateur mondial.

Le commerce international est l’une des expressions des rapports de force géopolitiques. Après le Congrès de Vienne en 1815, l’Europe et surtout l’Angleterre dominent le monde et imposent leurs règles pour les échanges. Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis, qui jusqu’alors étaient protectionnistes, fixent un cadre libre-échangiste qui leur permet d’assurer leur prédominance sur le monde libre.

En l’an 1000, le commerce s’organisait autour de sept zones : Europe occidentale, Europe orientale, monde islamique d’Afrique et du Moyen-Orient, Asie du Sud Est, Asie du Sud et Extrême-Orient. Le monde islamique était le seul en contact avec toutes les autres zones. Entre 1241 et 1343, la « Pax Mongolica » donna l’avantage à la Chine à travers la première Route de la Soie. Avec des postes relais, des voies sécurisées et la possession de la moitié du parc mondial des chevaux, l’Empire Mongol dominait les échanges. De tout temps, le succès des échanges au long cours repose sur la logistique et la sécurité. Le déclin de l’Empire Mongol permit, à partir du XIVe siècle, à l’Europe de s’imposer. En contrôlant progressivement le commerce méditerranéen, les Génois et les Vénitiens déplacèrent le centre de gravité des échanges qui se situait alors en Asie. Ils parvinrent à connecter le sud de l’Europe avec le Nord et les ports hanséatiques. La peste au XIVe siècle accéléra la mutation en cassant les routes entre l’Asie et l’Europe. La bactérie Yersinia Pestis transportée par les puces arriva dans les ports par les fourrures et les tissus. Sa diffusion n’est pas sans lien avec la rivalité entre Gênes et les Mongols. Au siège de Caffa, comptoir génois de la Mer Noire, les assaillants mongols jetèrent dans la ville des cadavres de personnes atteintes de la peste. Les navires qui quittèrent la ville répandirent dans toute l’Europe la maladie.

« Mare liberum »

Au XVe siècle, les Européens à la recherche de nouvelles routes plus sûres pour atteindre l’Asie découvrirent les Amériques avec Christophe Collomb (1492). Les Portugais ont, de leur côté, découvert les côtes occidentales de l’Afrique et franchit le cap de Bonne Espérance en 1488. Par ses découvertes, la zone d’échanges s’agrandit fortement. Les Néerlandais décidèrent de concurrencer les Espagnols et les Portugais en ouvrant également des comptoirs (Malacca, le Cap, Ceylan, etc.).

Au XVIIe siècle, un débat sur la propriété de la mer occupa les chancelleries. La mer est-elle un bien public, espace de liberté ou obéît-elle aux règles de souveraineté terrestres ? Les Britanniques, les Portugais et les Espagnols étaient favorables à un contrôle national des mers et des océans. Le juriste hollandais, Hugo Grotius, publia un livre qui fonda le droit maritime international, « mare liberum ». Il prônait une mer ouverte et libre à tout le monde. Le Britannique, John Selden, argumenta à l’inverse en faveur d’une « mare clausum » (1635), une mer fermée pouvant être possédée par des nations. Hugo Grotius l’emporta même si la domination militaire en mer des Britanniques leur permit pendant deux siècles de dicter leurs règles aux autres nations. Par ailleurs, pour les eaux littorales, la souveraineté nationale s’est appliquée.

La France qui n’a jamais réellement eu de tradition maritime tenta néanmoins dans son histoire à plusieurs reprises de contrôler à son profit les échanges. Richelieu, dans son avis au Roi de 1629, écrivit que « la première chose qu’il faut faire est de se rendre puissant sur la mer qui donne entrée à tous les États du monde ». Sous Louis XIV, Jean-Baptiste Colbert s’inspira de la politique de Richelieu pour développer une marine marchande et pour créer la Compagnie des Indes Orientales et celle des Indes Occidentales (1664). Il écrivait au sujet des échanges que « le commerce est la source de la finance et la finance et le nerf de la guerre ». L’objectif restait avant tout militaire. Faute de moyens et faute de persévérance, la France n’arriva pas à concurrencer les Anglais. En contrôlant les principaux points du monde et en disposant de relais dans de nombreux ports, les Britanniques étaient la première puissance maritime qui était au service de leur industrie. Au tournant du XIXe siècle, l’Allemagne récusa le modèle libre-échangiste teinté de protectionnisme du Royaume-Uni afin de pouvoir s’imposer économiquement et militairement. Les grandes puissances européennes menèrent alors une compétition pour façonner de grands empires coloniaux censés leur garantir un accès aux matières premières et des débouchés commerciaux. La Guerre de 14/18, au-delà de l’attentat de Sarajevo, trouve son origine dans la concurrence de plus en plus frontale entre le Royaume-Uni et l’Allemagne qui était entravée dans sa fabrication de cuirassés.

Les États-Unis ont, de leur côté, construit un modèle de développement protectionniste en récusant le libre-échange de l’ancienne puissance coloniale. Au nom de la théorie Monroe, ils ont étendu leur espace commercial à l’ensemble du continent américain, Nord et Sud. La Pax americana, en 1945, était la conséquence d’une suprématie économique sans partage. Les États-Unis ont pu fixer les règles à leurs alliés et anciens adversaires avec les accords du GATT et l’instauration du FMI ainsi que de la Banque mondiale.

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Philippe Crevel

Un commerce international qui n’obéirait pas à une logique de domination politique

Les États-Unis ont néanmoins toujours conservé des réflexes protectionnistes comme en témoigne l’adoption de quotas ou de majoration de droits de douane depuis les années 1980 contre des produits européens, japonais ou chinois. La guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis, lancée à partir de 2017 par Donald Trump, illustre le changement de rapport de force et la volonté de la première puissance économique mondiale de ne pas perdre le contrôle du commerce international. En récusant le multilatéralisme, l’ancien Président indiquait clairement ce dernier ne servait plus les intérêts américains. Le nouveau rapport de force économique et social aboutit à ce que les Chinois se présentent comme les hérauts du libre-échange quand les Américains renouent avec des pratiques protectionnistes.

La situation est moins manichéenne qu’elle pourrait en donner l’impression. Ainsi, la Chine dispose d’un arsenal protectionniste encore important grâce à son statut de pays émergent qui lui autorise de bénéficier de la clause de la « nation la plus favorisée » quand de leur côté les États-Unis restent un des pays les plus ouverts aux échanges extérieurs. Le Président chinois défend le principe d’un commerce international qui n’obéirait pas à une logique de domination politique. Il met en avant que le fait que la Chine n’a pas colonisé d’autres États (en oubliant la Mongolie et le Tibet) et qu’elle n’impose pas ses valeurs dans le cadre des échanges comme peuvent le faire l’Europe ou les États-Unis. Si la Chine ne s’enquiert pas de la gouvernance des pays en développement ou émergents avec lesquels elle commerce, elle demande bien souvent un soutien sans faille au sein des instances internationales. Elle peut également, en cas de problème de financement, imposer des transferts de propriété aboutissant à la création de comptoirs.

Avec la nouvelle route de la soie, la Chine entend sécuriser ses approvisionnements et ses exportations à l’échelle planétaire. Cette route est plurielle, elle est routière, ferroviaire, aérienne et également spatiale. Elle couvre tous les réseaux physiques et virtuels. La Chine ne souhaite pas se soumettre au droit international multilatéral pour les différends concernant sa politique commerciale. Elle a ainsi créé trois tribunaux de commerce dédiés. Consciente de l’importance des routes maritimes, la Chine contrôle un nombre important de ports. Parmi les vingt premiers ports mondiaux, neuf sont chinois, auxquels il faut ajouter Taïwan. En Europe, 10 % des capacités des terminaux de containers appartiennent à des entreprises chinoises. En 2025, ce taux pourrait dépasser 25 %. Le Pirée, port que la Chine a acheté à la Grèce, est devenu, en 2019, le premier port de Méditerranée pour les conteneurs. La Grèce refuse depuis 2017 de s’associer aux autres États membres de l’Union pour dénoncer les atteintes aux Droits de l’Homme en Chine… En Afrique, la Chine a également acheté des ports et installé des équipements portuaires modernes afin de faciliter ses échanges. Depuis 2017, elle dispose d’une base militaire à Djibouti, située à proximité du port international. 250 soldats chinois y sont postés en permanence. Selon les projections, ils pourraient être 10 000 en 2026.

Au niveau ferroviaire, la Chine étend sa toile en construisant des lignes entre la Grèce, la Bulgarie, la Serbie ou la Hongrie. Une ligne à grande vitesse entre Belgrade et Budapest est ainsi prévue. Les Chinois déploient pour les transports terrestres également une logistique importante, entrepôts notamment et mise aux normes des routes que ce soit en Asie ou en Europe centrale. Pour la réalisation de la nouvelle route de la soie, la Chine s’appuie sur des structures de financement comme la Banque Asiatique d’Investissement qui se veut être un embryon de Banque Mondiale. Les autorités américaines ont, à plusieurs reprises, alerté leurs alliés, et en particulier l’Italie qui a adhéré à la route de la soie, sur un risque de dépendance.

Le piège de Thucydide

Dans l’histoire, les rivalités commerciales entre grandes puissances se terminent mal comme l’a souligné l’auteur américain Graham Allison dans son essai publié en 2019, L’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide ? Comme pour la guerre du Péloponnèse (-431 à -404) décrite par Thucydide, les États-Unis et la Chine, même si leurs intérêts les incitent à coopérer, pourraient comme Sparte et Athènes recourir à des pratiques belliqueuses. Sparte qui était la puissance dominante vivait de plus en plus mal l’essor d’Athènes dont la sphère d’influence augmentait. Malgré les complémentarités des deux cités, la guerre s’imposa et entraîna leur déclin. Les États-Unis accepteront-ils de partager leur pouvoir en particulier au niveau commercial ou opteront-ils comme sous Donald Trump pour un protectionnisme offensif ?

L’opposition des modèles politiques et économiques peut faire craindre une montée aux extrêmes surtout si la croissance demeurait incertaine dans les prochaines années. La volonté de Pékin de contrôler la mer de Chine et d’intégrer Taïwan sont source de conflits d’autant plus que deux alliés américains pourraient se sentir fragilisés en cas de non-réaction des États-Unis, à savoir la Corée du Sud et le Japon. Ces deux pays sont des acteurs clefs du commerce international et sont actuellement liés aux Américains. Le centre de gravité de l’économie et du commerce se situant désormais en Asie, tout conflit dans cette zone est de nature mondiale comme cela était le cas auparavant pour l’Europe.

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