Les technologies, émancipatrices ou dominatrices ?

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Crédits : Pixabay – Pexels

Notre civilisation qui lie technique et capitalisme repose sur la promesse d’un monde meilleur où tout problème trouvera sa solution grâce au progrès technologique. Derrière cette utopie qui se pare des plus nobles intentions, la réalité est plus nuancée.

Les technologies ont bouleversé nos manières de vivre. Cette révolution ne concerne pas que l’internet. Le développement et l’interconnexion des nanotechnologies, des biotechnologies, de l’intelligence artificielle et des sciences cognitives ouvrent des champs incroyables de possibilités. Les entreprises de la Silicon Valley travaillent déjà à actualiser ces potentialités immenses.

Solutionnisme

Depuis des siècles, le progrès scientifique et technologique a permis à notre civilisation occidentale de repousser certaines frontières. Celle de la mort est la plus significative. Les progrès dans la médecine ont en effet permis d’augmenter l’espérance moyenne de vie la moyenne de vie des individus. Au moyen-âge, plombée par une mortalité infantile importante, cette moyenne plafonnait à 14 ans. En 1900, elle était encore inférieure à 50 ans… Nous avons donc gagné 30 ans en un siècle ! Et les leviers de progrès semblent encore exister. La preuve ? Pour la première fois, un médicament dont l’objectif est explicitement de « prolonger la durée de vie » va faire l’objet d’un essai clinique. Deux à cinq ans de vie supplémentaires à gagner peut-être. De là à imaginer que l’éternité est à portée de main, il n’y a qu’un pas que veulent franchir les entreprises de la Silicon Valley. Pas par humanisme, rassurez-vous, mais pour asseoir leur emprise sur le prometteur marché de la santé. L’immortalité, à en croire certains de ses représentants, serait un problème technologique à résoudre.

Pour le futurologue Ray Kurzweil, qui est aujourd’hui chargé par Google d’imaginer les produits et services du futur, cette immortalité est toute proche, puisque selon lui nous entrons dans l’ère de « la fusion entre la technologie et l’intelligence humaine ». Nous serons bientôt des êtres mi-homme mi-machine constamment reliés à l’Internet. Notre esprit se diffusera bientôt dans le réseau sous forme de données numériques. Nous sauvegarderons notre contenu cérébral aussi facilement que nous stockons aujourd’hui un fichier Word sur une clé USB. Une application permettra des mises à jour quotidiennes. Tout cela sera possible à l’horizon 2045, d’après les chantres du transhumanisme.

Internet-centrisme

Une utopie ? Peut-être. Une idéologie ? Plus sûrement. Il y a de la naïveté à penser que tout problème trouvera miraculeusement une solution grâce à la technologie. C’est ce que l’essayiste biélorusse Evgeny Morozov appelle le solutionnisme[1] technologique et qu’il définit comme « la quête effrénée pour nous débarrasser des problèmes, des tensions, des frictions » [2].Il la qualifie également de « haine du dysfonctionnement »[3]. Le solutionnisme, c’est vouloir absolument apporter des réponses aux problèmes, aussi complexes soient-ils. Ces solutions passent par la technologie ; c’est ce que Morozov nomme l’internet-centrisme. « Il permet aux entrepreneurs du numérique de faire croire que nous vivons une époque révolutionnaire, dans laquelle il faudrait bouleverser notre approche de l’éducation, de la santé, et de tout un tas d’autres sujets ». Tout est présenté comme révolutionnaire, tout doit avoir son « application », que ce soit pour repasser son linge, prendre un taxi, commander son robot sexuel ou devenir immortel. Et Morozov de conclure : « En vérité, malgré leurs prophéties et leurs grands discours, les gens de la Silicon Valley n’ont pas le temps de changer le monde, juste d’améliorer leur quotidien. »

Sagesse antique

Ceux qui pensent que les technologies sont une panacée devraient parfois se tourner vers le passé et s’inspirer de la sagesse stoïcienne, dont le principe est de faire la part des choses et d’apprendre à vivre en conséquence. Il y a les choses qui dépendent de nous. Ce sont celles que nous pouvons contrôler à force d’efforts : nos jugements, nos idées, nos perceptions, nos désirs. Et puis il y a les choses qui ne dépendent pas de nous : les maladies, les accidents, les mauvaises rencontres, la mort… Le hasard ou la fatalité les régissent, donc inutile de vouloir absolument les maîtriser. L’homme en a pourtant l’ambition, il veut gagner du terrain dans sa bataille contre la fatalité, il cherche à abolir tout risque, il désire s’affranchir de sa condition. Notre civilisation veut sans cesse faire passer les choses qui ne dépendent pas de nous dans la catégorie de celles qui en dépendent. Et depuis que nous y essayons, force est de constater que nous n’y arrivons pas, que le réel déborde toujours du cours dans lequel nous cherchons désespérément à le canaliser, quelle que soit la puissance des moyens déployés.

Servicisation généralisée de la vie

Sans technophobie aucune, constatons que les techniques génèrent autant voire plus de problèmes qu’elles n’en résolvent, sans doute parce qu’elles cherchent avant tout l’utile et le profit, et ceux qui en sont à l’origine, la domination. Derrière les bonnes intentions déclarées des GAFA[4], l’objectif est bien de marchandiser toutes les parcelles de nos existences.

La libération promise par les technologies est aussi notre prison. C’est ce qui fait dire au philosophe Eric Sadin que « le modèle dominant développé par l’industrie du numérique consiste à offrir une infinité de «  solutions  » à l’égard de tous les moments du quotidien. Nous assistons actuellement à une «  servicisation  » généralisée de la vie. Il s’agit de transformer toute donnée en services personnalisés supposés offrir un surcroît de confort et de sécurité. C’est cet esprit-là d’innovation qui est massivement à l’œuvre dans les start-ups. Le technocapitalisme contemporain cherche à exploiter chaque séquence de l’existence, jusqu’à vouloir à terme capter la qualité du sommeil par exemple grâce à des capteurs intégrés dans les matelas ou des puces implantées dans le corps. Informations appelées à être récoltées par de multiples instances tierces en vue de proposer en retour des produits ou services appropriés à chaque individu, mais qui répondent souvent de façon simpliste aux déficiences » [5].

Nouveau totalitarisme

Le pouvoir, c’est l’opacité. Et quand des entreprises et des gouvernements savent tout de moi alors que je ne sais rien d’eux, convenons que cette asymétrie est plutôt inquiétante. La menace totalitaire est bien réelle. Pour le philosophe italien Gianni Vattimo, « la technique n’est pas la question la plus importante […]. Le problème, ce sont ceux qui l’utilisent et la produisent. Le fait central, c’est que la technique se développe dans un système social basé sur la domination »[6].Voilà bien un problème créé par cette révolution numérique, problème qui ne se résoudra pas par davantage de technique, mais un contrôle démocratique de ses usages.


Tribune parue initialement sur www.lemonde.fr

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